de David Cronenberg
2007
Paru dans la revue Séquences
Bovins Stroganov sur Tamise
David Cronenberg, même loin des hommes-mouches, des télénymphomanes et des psycho-explosifs, n’arrive pas à faire dans la dentelle. Depuis 10 ans, Depraved Dave trouve l’horreur dans la chair même de ses semblables, et ça fait toujours aussi mal. Eastern Promises, constat social à la clé, est avant tout une nouvelle histoire de violence.
Sollicité de toutes parts depuis que A History of Violence signala sa sortie du placard stylistique – le maître de l’horreur psychologique passait alors à l’Ouest du B-movie psychologique, le cinéaste opta sans prévenir pour le scénario de Steven Knight, fort en similitudes avec Dirty Pretty Things, que ce dernier signa pour Stephen Frears. Pour la première fois de sa carrière, Cronenberg mis le pied à l’extérieur du Canada pour l’entièreté d’un tournage, vu l’anglicisme du récit de Knight, costaude sarabande sur la mafia russe opérant à partir de Londres.
Tombé sous le charme de Viggo Mortensen sur le tournage précédent, Cronenberg fit appel à nouveau à l’acteur-peintre dans son nouveau film, autre première pour un cinéaste autant réputé pour ses ruptures avec les castings que les genres. L’offre était trop belle pour Mortensen, dans la peau d’un personnage secondaire mis constamment à l’avant-plan. Son Nicolai, chauffeur d’un restaurateur russe aux activités louches, l’acteur l’a façonné comme une brute dont les limites de son langage et l’étendue de ses tatouages deviennent rapidement ses marques de commerce.
Nicolai est confronté à Anna, une infirmière ayant recueilli le bébé d’une prostituée ukrainienne illégale décédée sur sa civière. Sans protéger ses arrières, Anna n’hésite pas à confronter Semyon, patriarche bienveillant dont le regard tait d’atroces culpabilités, et son fils Kirill, bras droit écervelé, pour retrouver la famille de la victime.
Anna n’est bien entendu que le cheval de Troie d’une exploration de l’horreur des filles de l’Est à la virginité monnayable, véritables marchandises d’expatriés profitant des largesses et de la gourmandise occidentales. Si le malaise de la situation est palpable, Cronenberg s’en tient malheureusement à l’exposition schématique d’une réalité jamais loin des stéréotypes d’actualité dans ce qui s’avère être un faux pas bien intentionné. Toute l’ambiguïté d’un récit traditionnel comme A History of Violence est ici délayé dans le recours simpliste au sordide et à la compassion a posteriori, champs / contrechamps ténus d’une histoire d’horreur et d’un fait social qui auraient mérité d’être épanchés au-delà des chicanes de ruelles.
Une fois l’impression immédiate de nouveauté dissipée, on se rend vite compte qu’on nage en plein bassin cronenbergien : emphase sur les bas-fonds de la virilité, rôles féminins blondinets et presque anecdotiques, culte des morphologies, sexualité déviante – la prostituée mineure devenue enceinte du patriarche, corps à corps esthétisants : si le propos change, le cinéaste demeure… jusqu’à ces effets de faux-semblants renvoyant à d’autres chapitres de sa carrière, tel la ressemblance entre Naomi Watts et Maria Bello, les briques blanches d’une ruelle s’apparant au tunnel de Dead Zone, le clan russe proche des sociétés secrètes de Videodrome, les repères britanniques ressortis du décor de Spider, les espaces médicaux empruntant à Dead Ringers.
Autant de raccourcis psychologiques et tragiques ne sauraient toutefois ombrager l’implication de tous les instants des acteurs principaux, recrutés pour leurs archétypes sans équivoques autant que leur énergie carnivore. Mortensen, qui semble chaque fois renaître en présence de Cronenberg, s’en donne à cœur joie dans un rôle difficile, celui du faire-valoir aux intentions troubles et à l’agressivité olympienne, en jouant autant de la carrure que d’un faciès couronné d’une houppe difficile à oublier. Watts, pour sa part, conserve les yeux les plus expressifs de Hollywood pour refléter la peur, sans jamais atteindre les sommets de King Kong ou Mulholland Drive. Armin Mueller-Stahl, l’éternel passif-agressif européen, la joue encore peinard sans se soucier de sa prononciation de plus en plus approximative.
Si Vincent Cassel s’est trompé de film avec son vaudeville chimérique, il fait bon revoir à l’écran Jerzy Skolimowski, acteur occasionnel et réalisateur encore plus rare, empreint ici d’un pathétisme rancunier qui apportera au film l’un de ses seuls traits de lucidité, le réalisme d’un marché impitoyable exercé par ces expatriés bercés à la kalachnikov, peu enclins à mener une affaire au grand jour et capables d’embrasser Mère Russie pour mieux lui voler ses filles.