jeudi 19 juillet 2007

Critique "Gabrielle"

Gabrielle
de Patrice Chéreau
2006
Paru dans l’hebdo ICI Montréal


JE M’AIME, TOI NON PLUS

Avec Isabelle Huppert, Patrice Chéreau et Joseph Conrad sur son affiche, Gabrielle propose un film de chambre comme il devrait toujours l’être : précis, passionné et innovateur. L’homme de théâtre nous a révélé sa recette lors de son récent passage au Festival de Toronto.


Difficile de se faire larguer par Isabelle Huppert : déjà dans La séparation, Daniel Auteuil devenait une lavette pathétique à l’idée de perdre sa femme. Et que dire de Monsieur Bovary, le mari de l’autre, lorsque la dame agrémentait sa lassitude conjugale dans les bras d’un armateur et d’un jeune étudiant… Pascal Greggory l’apprend à ses dépends dans Gabrielle, l’audacieuse relecture de la nouvelle Le retour, née de la plume de Joseph Conrad.


Grand seigneur proustien charmé par ses propres réflexions sur son existence, son personnage de Jean prend plaisir à observer son entourage immédiat composé de princes de la haute, qu’il reçoit aux salons tenus avec sa tendre, dévouée et (apparemment) placide épouse, la glaciale Gabrielle. Conforté par ses chimères, le dandy se paie toute une débarque lorsqu’il découvre une lettre au retour de sa promenade quotidienne lui annonçant que sa femme le quitte. En quelques phrases, l’univers de Jean s’écroule : ô surprise, Gabrielle serait ainsi pourvue de raison et de pulsions ! En moins de temps qu’il en faut pour exprimer toute l’indignation nourrie par sa mauvaise foi amoureuse, un second coup de théâtre survient : sa femme regagne le nid familial, sans explications. Une discussion s’impose.


Tout le drame de Gabrielle se joue dans la réaction d’un mari défait et bafoué par son orgueil, et son inattendu chagrin d’amour causé par celle-là même avec qui il partagea durant des années un ménage de raison. La peur momentanée de la séparation a suscité chez Jean un violent désir de rapprochement, mais il est déjà trop tard : pour Gabrielle, la rupture est question de survie et le mépris envers son mari est maintenant affaire publique. La chute sera brutale.


DES MOTS À L’ÉCRAN

Patrice Chéreau avait longtemps désiré les services d’Isabelle Huppert, et il faut reconnaître que le rôle de Gabrielle, femme muette qui apprend à reprendre la parole à un mari qui se saoûlait des siennes, lui revenait de droit quasi acquis. « Je connais Isabelle depuis près de 20 ans, nous partagions le désir de travailler ensemble et l’occasion s’est ici présentée. Ce qui m’arrange : tous les bons acteurs sont faits pour moi ! », déclara un Chéreau au tempérament bon enfant, suite à l’accueil favorable du film au dernier Festival de Toronto. Le texte de Conrad, gavé de bons mots et de grandes émotions, appelait d’emblée une mise en scène affirmative que Chéreau agrémenta de quelques audaces. « J’ai voulu inscrire certaines phrases directement à l’écran – « Restez ! », « À l’aide », « Il n’est jamais revenu » – car je trouvais plus intéressant de lire ces émotions que des l’entendre, explique le cinéaste. J’aime la ponctuation de ces phrases, leur couleur, et je crois qu’elles sont intraduisibles autrement qu’en mots. »


RÉNOVATIONS LITTÉRAIRES

Pour relever toute peluche littéraire de la nouvelle de Conrad, Patrice Chéreau et sa co-scénariste Anne Louise Trividic en ont réassemblé les mailles de manière à faire émerger le personnage-titre, qui restait vague et secondaire à la lecture, en lui octroyant vie et verve. Pour cela, il lui trouvèrent une confidente inédite. « Nous avons fait interagir la jeune servante, qui n’existe pas dans la nouvelle, avec le personnage d’Isabelle, révèle Chéreau. Lors de la première image en noir et blanc, l’homme se répond à la place des autres. De son côté, sa femme s’entretient avec une servante brillante et empathique. Par elle, Gabrielle découvre pourquoi elle s’ouvre si tardivement à la vie. »


Loin d’être pessimiste, Gabrielle s’inscrit harmonieusement dans le cursus Chéreau, valse-hésitation entre humanisme et confrontation, celle avec les autres et soi-même. « Mon œuvre consiste simplement à reconnaître toute l’intelligence nécessaire pour vivre avec quelqu’un, opine le cinéaste. C’est un travail considérable, et il faut apprendre à composer avec. »


© 2007 Charles-Stéphane Roy