de Michael Haneke
2006
Paru dans la revue Séquences
La vidéo, ce troisième œil
Plusieurs suspenses profitent d’un brouillage de pistes dramatiques souvent forcé pour balancer d’éclatante façon leur vérité en fin de course. Tout le contraire de Caché qui, malgré son titre, révèle avec limpidité le véritable effroi au cinéma : le plan séquence en caméra fixe, dans lequel le cinéaste semble dire au spectateur : « Allez, aucun échappatoire possible ce coup-ci… et je n’interviendrai pas! » Voilà toute la puissance du septième long métrage de Michael Haneke, aboutissement sans équivoque d’une œuvre à thèse sur les menaces du regard.
Si l’Autrichien montre quelque chose, c’est moins pour expliquer où les personnages sont rendus dans l’histoire que de cadenasser notre attention sur la non équivocité d’une action. Dans son plus récent film, Haneke prend visiblement son pied à renforcer la transparence des images qui nous sont données à voir, mais multiplie les intentions au niveau de leur ambiguïté avec une série de mises en abîme formelles, pour notre plus grand malaise et notre plus candide perplexité.
Caché débute par un plan fixe sur un immeuble de la rue des Iris, à Paris. Plusieurs minutes s’écoulent avant qu’une femme sorte de la porte principale et ne disparaisse du cadre. Comble d’ironie, l’image n’est pas adressée au spectateur, mais bien aux personnages du film, Gérard, journaliste littéraire sur une chaîne de télé publique, et sa femme Anne, employée d’une maison d’édition. Ils viennent de visionner un enregistrement VHS de la façade de leur maison, reçue clandestinement quelques instants plus tôt. Un doute s’installe entre eux : qui est derrière tout ça, et quel est le motif de cet harcèlement ? Les vidéos leur parviennent plus nombreuses, plus souvent, plus insistantes. Le couple se met dès lors à craindre pour leur fils de 12 ans. À cet âge, George vivait avec Majid, un jeune Algérien adopté par ses parents. Par lâcheté, George a fait renvoyé son demi-frère à une époque où l’on balançait les Pieds noirs dans la Seine. Lui cherche-t-il encore noise après toutes ses années ? George se met à sa recherche et retrouve Majid seul dans un HLM, peu loquace mais sans rancune ardente.
Des dessins violents font suite aux vidéos, l’angoisse de George monte d’un cran et dérange ses patrons, qui s’inquiètent pour l’audimat de son émission et la réputation de leur chaîne, comme à sa femme, qu’il informe au compte-gouttes de son enquête personnelle. En dire plus sur l’intrigue n’avancerait en rien le spectateur ; pas que le dénouement ne donne lieu à des revirements inattendus, mais plutôt parce que la démarche de Haneke consiste à brouiller chaque nouvel élément de son récit, qui ne fait qu’amplifier les possibles. Il y aurait également long à spéculer sur la teneur du dernier plan, petit cours magistral sur la manière de mettre à niveau et surdramatiser à outrance un plan d’ensemble. Est-ce là une conclusion ou les images d’une nouvelle VHS postée au couple?
Là où Lost Highway utilisait la vidéo personnelle pour simplement embêter un couple désaxé avant de mieux se lancer dans un autre gimmick dramatique, Caché retourne la vidéo au spectateur, qui s’identifie aux personnages non plus comme moteurs de l’action à l’écran, mais spectateurs eux-mêmes d’une mise en scène qui leur échappe complètement. Georges et Anne voudraient bien douter de l’authenticité des images qu’on dépose chez eux, ou même leur prêter un sens sans équivoque, tandis que nous, dans la salle, sommes constamment pris à parti de la place des images vidéo confondues comme film ou comme élément de l’histoire.
Comme le photographe de Blow-Up, le spectateur questionne sans cesse les images qui lui sont données en pâture, et s’en remet à son expérience de cinéphile – à défaut de faire confiance au réalisateur – pour leur octroyer un sens, donc une logique. En cela réside l’efficacité du film : même s’il doute, le spectateur n’a d’autre choix que de continuer à croire en ce qu’il voit pour assurer une cohérence à l’histoire, délibérément trouée. Haneke n’avait-il pas déclaré lors de la conférence de presse du film à Cannes qu’un long métrage, « c’est vingt-quatre fois par seconde le mensonge, peut-être au service d’une vérité mais pas toujours » ?
Le cinéaste a admis avoir endigué l’idée de Caché à partir du visionnement d’un documentaire d’Arte sur le 17 octobre 1961, au pire de la répression française en Algérie. Le préfet de police Maurice Papon avait alors donné l’ordre de réprimer avec violence une manifestation populaire parisienne contre le couvre-feu imposé à tous les “Français musulmans d’Algérie”; 10 000 Algériens seront interpellés et systématiquement battus, sanction passée sous silence longtemps après. La censure étatique règne, le bilan officiel rapporte trois morts, des études indépendantes parlent plutôt d’une centaine. Le traumatisme est toujours palpable en France – les récents incendies des cités le confirme – et tout le pays vit encore avec les conséquences de cette œillère historique. Le malaise n’est plus politique, il est devenu social.
Lorsque la guerre froide a mené les scénaristes sur la voie de la panique et des complots où un citoyen au-dessus de tout soupçon était lâché dans des chasses à l’homme ou des accusations erronées, c’était l’État qui tenait l’individu dans l’attente, le doute, le secret. Aujourd’hui, ce sont les démons intérieurs qui ont pris le relais pour foutre la trouille au citoyen ordinaire. Mauvais coups, mémoire défaillante : l’auto-persécution est à la mode, tellement en fait que notre concept même de réalité/vérité est en train de s’effondrer à la faveur d’une démocratie d’idées et d’émotions. Ce qui nous ramène à la légitimité morale : si être témoin signifie participer à une action, se détourner les yeux de son geste permet-t-il de se laver les mains de ce même événement ?
La question lancée il y a 20 ans par Woody Allen dans Crimes & Misdemeanors semble trouver dans Caché un écho assourdissant : si personne ne nous voit accomplir un méfait (ou se sauver d’une injustice), en d’autres termes, si on ne se fait pas « prendre » pour nos crimes ou notre lâcheté, est-il plus facile de croire que notre acte était justifiable, surtout des années plus tard ? Vidéo à l’appui ou pas, Caché nous dit plutôt que la morale se forge au gré des événements, et n’est imputable qu’à notre seul jugement. Voilà une heureuse nouvelle, doublée d’un fardeau de tous les instants pour quiconque continue à se fier à ce qui est vu, et à ce que la mémoire ne voit plus.
© 2007 Charles-Stéphane Roy