2006
Paru dans la revue Séquences
2006, ou la youtubisation de la culture
D’un simple portail communautaire de mise en commun d’extraits vidéo, le site web YouTube est devenu en moins d’un an une fenêtre de diffusion largement convoitée, achetée à fort prix par Google, à un véritable phénomène de société. YouTube est sans contredit le MTV des années 2000, un média où les contenus brefs permettent un jeu d’interaction et de réactions, mais soustraite des contraintes de programmation et de groupes cible qui constituent à la fois l’intérêt et la fragilité des chaînes payantes et spécialisées, ce qui a permis au site de rejoindre rapidement un auditoire exponentiel à l’aide d’une simple connexion Internet.
Bienvenue dans le Web 2.0, l’invention la plus en vue depuis le iPod et le Wi-Fi, où l’utilisateur est encouragé à mettre en ligne via un compte personnalisé (comme pour le portail MySpace, l’autre mamelle du Web 2.0) des vidéos personnelles ou des extraits enregistrés sur le Net ou à la télévision. 100 millions de visiteurs quotidiens ne peuvent se tromper : l’impressionnant achalandage sur ces portails a incité les grandes industries des télécommunications à tendre la main (et le portefeuille) à Chad Hurley, Steve Chen et Jawed Karim, les fondateurs de YouTube, pour obtenir une place dans le nouveau penthouse du corporatisme médiatique.
WEB-BIO
15 février 2005 : trois jeunes employés du service de paiement sécurisé PayPal mettent en ligne www.youtube.com, qui sera stabilisé et officialisé six mois plus tard. À l’aide de la technologie Flash 7 et du codec vidéo Sorenson Spark H.263, le site permet de visionner de courts vidéo (de quelques secondes à une dizaine de minutes) sans avoir à télécharger les contenus, avec une qualité moyenne proche de celle obtenue avec des lecteurs comme Windows Media Player, Realplayer ou QuickTime. Ce qui a contribué au succès du site : les vidéophages pouvent désormais sévir en-ligne et en temps réel sans avoir à se procurer ponctuellement la plus récente version de logiciels de technologies différentes ou télécharger illégalement des clips.
La télé nouveau genre fait ainsi son apparition : adieu télécommande, bonjour clips à la carte. D’autres innovations ont également pris une place prépondérante sur le web, comme la mise en-ligne d’archives numérisées de l’Institut national de l’audiovisuel français (INA), qui a connu un succès immédiat pour la recherche, la pédagogie ou le divertissement ; l’explosion des blogues ou Wikipédia, l’« encyclopédie rapide » (d’après un dialecte haïtien) devenu un objet de référence incontournable en raison de son caractère empirique et de ses fréquentes mises à jour. Mais ces ressources sont encore redevables à l’époque de l’imprimé, alors que des sites comme YouTube permettent à l’Internet de montrer pour la première fois peut-être sa pleine mesure, devenant à part entière un réseau de transmission, d’échange, de découverte et surtout un véritable outil de communication par l’image aux possibilités éditoriales plurielles.
À MOI, À NOUS
L’un des écueils des sites de webdiffusion communautaire comme YouTube reste le droit d’auteur. Ses dirigeants ont dû retirer des captations illégales de films ou d’émissions de télé pour conclure des ententes exclusives avec des géants comme Fox et CBS et limiter la durée des segments soumis en-ligne à 10 minutes pour éviter que des longs métrages soient disponibles en entier. Déjà prise avec de sérieux problèmes de téléchargement illégal, l’industrie du divertissement a adopté le credo « If you can’t beat them, join them » pour battre la compétition et capitaliser sur le pouvoir d’attraction de YouTube en y lançant en primeur leurs nouvelles séries.
La « googlisation » de YouTube devrait accélérer la proéminence du site, dont la nouvelle priorité est d’héberger tous les clips musicaux jamais réalisés avec la même ambition qui permet à son nouveau propriétaire d’envisager la numérisation et l’accès (gratuit) à toute littérature connue. Et non contente d’exercer un pouvoir à l’intérieur de ses millions de pages, YouTube arrive également à gruger de l’espace supplémentaire en permettant à ses utilisateurs de mettre un bandeau-lien vers un de leurs vidéos sur n’importe quelle page personnelle.
Les plaintes et les mises en demeure se sont toutefois accumulées rapidement chez les avocats des partenaires du site. La poursuite ‘pour contrefaçon et parasitisme’ des producteurs de Flach Film contre Google France pour avoir rendu disponible dans son intégralité le long métrage documentaire « Le Monde selon Bush » du Français William Karel, jumelée à celle de l’humoriste Artie Lange, qui a vu son DVD « It's the Whiskey Talking » youtubé à son insu, soulèvent la question de la responsabilité morale des sites du genre en temps qu’intermédiaires de contenus soustraits au devoir de redevance des chaînes télé, qui commandent et programment des contenus originaux. Loin de constituer des cas isolés, l’accès public non-approuvé de ces contenus confirme plutôt la difficulté croissante des producteurs à financer leurs œuvres par les télévisions, qui n’ont plus la cote publicitaire (donc moins de revenus), et, de manière qui sera marqué davantage dans les prochaines années, par une concurrence inattendue et irréversible : les contenus autoproduits, ou user-generated content (UGC). La vidéo amateur est devenue un art qui n’aura bientôt plus rien à envier avec l’art subventionné, qu’on se le rappelle.
DE YOUTUBE AU MULTIPLATEFORME
Innovation bien de son temps, YouTube correspond à tous points à l’époque du vedettariat instantané. Chaque génération a la sienne : les adolescents ont le « Star Wars Kid », ce pauvre admirateur des combats au sabre-laser de la Mauricie filmé à son insu en pleine chorégraphie dont la vidéo a fait le tour du monde, jusqu’aux étoiles de la télé communautaire revenus à l’avant-scène grâce aux fouilles de psychotroniques dans la jeune trentaine en mal de kétaineries. De leur côté, les majors américains engagent désormais des prospecteurs de talent pour écumer chaque vidéo amateur pour découvrir les prochains talents à promouvoir, tandis que les vedettes en devenir s’empressent de créer la rumeur en déployant leur présence en-ligne.
Un de ceux qui a le mieux compris ce principe d’auto-promotion est le comédien Sacha Cohen Baron, dont le génie ne se résume pas à ses désopilantes personnifications. Son personnage Borat, l’outrancier faux journaliste Kazakh, est un modèle à ce titre. Créé initialement pour la télévision britannique, Borat fut adapté pour la chaîne américaine HBO avant de faire le saut au grand écran cet automne. Le personnage jouissait donc lors de la sortie en salles d’une autopublicité nourrie depuis quelques années déjà, mais l’énorme succès qui s’ensuivit est le surtout le fruit de l’omniprésence de Borat à la télévision, dans les médias et sur le web à la fois. On parle peut-être du premier personnage multimédia, du genre à faire saliver tous les barons de la convergence média, et du plus parfait véhicule de promotion qui soit.
Mélange artificiel de candeur et d’insolence placé dans une mise en scène autour d’individus réels, Borat possédait le charme, la stupidité et l’intolérance nécessaire pour alimenter les passions, en plus d’occuper une fonction passe-partout, le journalisme, pour que chacune de ses interventions paraisse unique et cohérente avec les autres. Borat, qu’il intervienne dans un film, une émission, une vignette sur le web ou ‘in-character’ à une première et dans les médias, transcende toutes les fonctionnalités respectives de ces véhicules, dont il s’acclimate avec une agilité déconcertante.
Andy Kaufman a peut-être engendré un monstre : en faisant intervenir pour la première fois des personnages créés de toutes pièces dans des événements réels au début des années 1980, l’anti-comique américain a semé malgré lui le germe de la représentation intercontextuelle, un fantasme que les studios hollywoodiens, qui appartiennent aux conglomérats ayant pignon dans les médias, la publicité et le web, chercheront à entretenir et faire prospérer dans les prochaines années.
La troupe des Jackass, la bande de Michaël Youn, Réal Béland, les expériences physiques de Morgan Spurlock : voilà les premiers bénéficiaires de cette nouvelle ère où la parité entre le produit dérivé et le produit-vedette, qui était entretenue par le mythe du ‘média dominant’ (le cinéma sur la télé, le cinéma-vérité sur la télé-réalité, le journal d’information sur la revue people, le reportage sur le clip, le contenu sur la pub) est devenue telle qu’il est désormais inutile de chercher à distinguer l’un de l’autre.
© 2007 Charles-Stéphane Roy