jeudi 19 juillet 2007

Critique "Manderlay"

Manderlay
de Lars von Trier
2006
Paru dans l’hebdo ICI Montréal


WILL ET GRACE

Manderlay constitue un aboutissement plus qu’une simple suite.


Deuxième étape du parcours «U.S.A. Land of Opportunity» située entre Dogville et Washington, Manderlay est plus qu’une borne supplémentaire sur l’itinéraire d’un cinéaste gâté. Alors que Lars von Trier nous avait lâché sans filet dans la première (més)aventure de Grace, la cartographie de son nouveau film, déjà délimitée dans les mêmes proportions que Dogville – raréfaction des décors, lieu unique, accessoires invisibles et marques noires sur un sol blanc – nous est déjà plus familière. L’expérimental peut alors faire place au récit, ce qui n’est pas sans réjouir ceux qui n’avaient apprécié que la performance de Nicole Kidman à défaut d’avoir de drame plus consistant à gruger lors du premier volet.


Dans Manderlay, la rouquine australienne a cédé sa place à Bryce Dallas Howard, le phare étincelant de l’embrumé Village de M. Night Shamalayan et vraie résidente états-unienne pour incarner Grace, personnage-sacrifice de cette trilogie que son géniteur von Trier a qualifié, avec tout l’humanisme qu’on lui connaît, de figure trop «stupide et idéaliste pour être une héroïne».


Après avoir mis Dogville à feu et à sang, la pure Grace pose le pied dans la plantation de Manderlay, quelque part en Alabama, en compagnie de son père et de sa bande de gangsters. Témoin de la séance de flagellation publique d’un ouvrier à la peau noire, elle s’immisce sur le domaine pour demander des explications à Mam, la vieille tenancière qui rendra l’âme dans ses bras. Il n’en faudra pas plus pour que notre rouquine dégourdie mette en œuvre son ambition de réformer les lois esclavagistes de la propriété régissant les anciens patrons et les nouveaux travailleurs libres avec le concours de Wilhelm, l’aîné de la communauté. Mais de prévisibles contretemps viendront perturber le besoin de reconnaissance et de contrôle de Grace qui, par ignorance, a précipité l’émancipation de mœurs naturalisées à la longue entre les maîtres et les esclaves.


Manderlay marque une petite révolution dans l’art de von Trier, qui privilégie la réflexion anthropologique à la provocation. Grace, au contraire des autres personnages féminins du Danois, ne passe pas au cash, trop occupée à être juge et parti d’une cause nourrie par sa culpabilité chrétienne. Que mal lui en prenne, elle découvrira à ses dépens que la hiérarchie sociale, qu’elle s’adonne à l’abus ou à la justice, vaut toujours mieux que l’anarchie et que, dans une certaine mesure, on demande à la classe supérieure d’assumer une autorité que la minorité ne peut exercer du jour au lendemain.


Là enfin, von Trier met véritablement l’ingénuité de son dispositif esthétique au service d’un texte à la logique appuyée et intrigante plutôt que l’inverse. Mieux encore, la distribution, l’une des mieux réparties de son répertoire, se dispute pour une rare fois l’écran par la force des interprétations et la substance qu’on a démocratiquement daignée lui accorder. Tout cela ne s’accomplit pas sans cynisme ni redondance, mais force est d’admettre que l’arrêt à Manderlay pourrait bien justifier à lui seul l’entière ballade états-unienne du cinéaste.


© 2007 Charles-Stéphane Roy