2006
Paru dans la revue Séquences
Pour tout ceux qui ont l’avenir du cinéma à cœur, les derniers mois ont vu déferler un grand vent de panique, sinon d’incertitude, quant aux bouleversements à venir. Grâce (ou à cause de) la révolution numérique, il y aurait maintenant autant de plateformes de lancement des films (longs, courts, capsules) que de modules électroniques : si la révolution est déjà présente à la télévision et sur Internet, il n’est pas loin le temps où nous pourrons satisfaire nos besoins de fiction, de documentaire ou d’information sur nos portables, téléphones cellulaires, ordinateurs de poche ou tout autre gadget à la mode.
Cette vision est déjà connue de tous depuis que les corporations cherchent des moyens d’étendre leur influence sur les plus récents médiums de transmissions disponibles. L’échange de données binaires par satellite est un fait acquis qui n’est appelé qu’à supplanter les autres moyens, transitoires, par une efficacité et des performances plus accrues encore. Le piratage accélère davantage le processus : il faudra prendre de court la distribution collégiale en accélérant la disponibilité des contenus. Depuis deux ans, des conférences et des chantiers d’étude sont mis en branle pour faire consensus chez les fournisseurs afin d’imposer un nombre restreint de technologies dont dépendront ces nouveaux canaux de réception.
Voilà bien l’envers du progrès numérique : en ouvrant le champ des possibles, les brevetages se multiplient et se livrent une concurrence féroce. En un rien de temps, les lobbyistes entrent en jeu et tentent de convaincre les joueurs en place d’adopter un nouveau VHS comme convention de diffusion dans l’industrie. Et les hackers n’auront une fois de plus qu’à créer de nouveaux forceps plus puissants pour désencoder n’importe quelle innovation. Bienvenue dans le futur, où les petits possèdent l’autonomie nécessaire et les outils pour court-circuiter n’importe quel gros.
OÙ ON EST RENDU
La première édition du DIGIMART tenue par la Fondation Daniel Langlois et ses pairs a permis à l’industrie émergente de la distribution numérique d’étaler des propositions dont certaines commencent à prendre forme, et d’autres relevent quelquefois de la pensée magique. Certes, un indépendant américain mis au fait des réseaux d’intérêt ciblés sur le web peut effectivement concevoir, produire et diffuser son propre matériel sur son site/blogue web, vendre des parts en pré-achats sur son prochain projet, distribuer à la mitaine ses DVD maison par la poste et espérer une visibilité accrue en relayant son œuvre à des agents de vente établis sur les circuits appropriés de l’industrie.
Dans les exemples cités, on expliqua le succès d’un film ayant pour sujet un aéroport californien méconnu par la promotion effectuée auprès des pilotes de ligne américains; autrement dit, si vous souhaiter faire un hit, vendez votre salade aux amateurs de mesclun et non aux carnivores. Cela va de soi aux États-Unis, où des micro-marchés peuvent co-exister avec une certaine prospérité, toutes proportions gardées. Là où on doute de l’universalité de ce principe, c’est dans ces contrées où l’intrusion de l’Internet fait défaut, où les frais de service postal sont inabordables, et où le cinéma ne constitue pas le pinacle des loisirs. Au Québec, il aurait fort à faire celui qui voudrait emprunter pareille initiative; la chose reste possible – plusieurs doivent même utiliser cette forme de passation moderne de copies sous le manteau – mais ne peuvent prétendre à faire leurs frais pour autant. L’actuel avantage des distributeurs traditionnels réside toujours autant – sinon plus – dans le rayonnement et la solidité de leurs relations avec l’exploitant de salles (lorsque la salle ne lui appartient pas déjà) et le réseau de promotion à une vaste échelle que dans leur flair à dénicher des films porteurs, aucunement garants de succès aux guichet.
En d’autres termes, on pourrait croire que la viabilité de l’industrie de distribution en place se maintient en capitalisant comme si cela allait de soi sur l’habitude qu’ont développée les cinéphiles réguliers ou non à réserver une plage récurrente de leur horaire personnel au visionnement d’un film, d’auteur ou populaire, bon ou non, en salles ou au club vidéo du coin. L’implantation massive des salles de cinéma en témoigne, et posséder un lecteur DVD ou VHS n’est plus un luxe. Suivant cette logique, il serait impératif pour les distributeurs locaux et les majors désirant conserver l’attention du public d’investir dès que la technologie leur permettra le champ de l’Internet, plus précisément celui du sans-fil, et d’y créer des vitrines accessibles et peu coûteuses, faute de quoi cette industrie telle que nous la connaissons ne fera que péricliter davantage.
LE JEU : RELÈVE OU COMPÉTITION
Essayons de voir un peu plus loin que ce qui nous pend au bout du nez : la projection numérique et le téléchargement sur disque dur seront désuets peu de temps après avoir évincé complètement leurs prédécesseurs analogiques, avec des taux de pénétration dans les mœurs qui ne peuvent être qu’en deçà des folles prévisions formulées par les actionnaires des grandes petites et compagnies, de Digiscreen à Technicolor.
Il n’y a qu’à observer en parallèle les courbes de croissance du marché des consoles de jeux vidéo avec celui des DVD pour s’en rendre compte de manière réaliste : les éditeurs de jeu ont compris avec perspicacité les possibilités du loisir électronique en réseau et ont adapté leurs produits en fonction des nouvelles habitudes de consommation des propriétaires d’ordinateurs possédant une connexion Internet. Or il appert, et il n’y a pas de vérité plus banale, que ceux-ci ont déserté proportionnellement les salles de cinéma ; au lieu de s’isoler par une utilisation domestique passive comme le craignaient les sociologues « modes de vie », les gamers développent, contrairement à leurs confrères DVDphiles, une relation active et communautaire dans le divertissement même si cela se déroule entre un sofa et un écran.
Mieux encore, certains avancent même que la richesse des éléments dramatiques, didactiques et cognitifs propres aux jeux de rôle à multiples environnements et éléments expansifs dépassent en complexité le drame de guerre ou le film d’initiation. Mais on ne pourra jamais comparer le jeu et le film dans sa forme, sa consommation et sa manipulation du réel, sinon au jour où un DVD offrira des possibilités de montage exponentielles à la portée du cinéphile, et celui où un jeu sera capable d’émouvoir l’utilisateur aux larmes.
LA 3e VOIE… ET LES AUTRES
En postulant l’hypothèse que tout contenu informatif ne sera disponible que par mode dématérialisé, comme le format MP3 pour la musique, il importe peu de savoir si la réception individuelle, qu’elle soit résidentielle ou mobile, supplantera la consommation groupale en salles. L’un peut très bien fonctionner sans nuire complètement à l’autre, car il s’agit d’expériences différentes. Par contre, là où l’industrie ne peut qu’être bouleversée, c’est bien dans la création même de ces contenus et leur résistance face à toute considération du moyen de diffusion : le cellulaire ne rend pas justice aux blockbusters américains ou aux films d’auteur comme le court métrage n’a pas exclusivement besoin du grand écran pour voyager.
Les gros joueurs (distributeurs, producteurs et vedettes) prendront le virage conformément aux structures en place et en tentant d’acheter par la bande les joueurs moyens des secteurs connexes, comme l’a fait Warner en fusionnant avec Time et AOL. Mais, sélection naturelle oblige, les dinosaures demeureront enclavés à l’âge de pierre, plus soucieux de maintenir en place leurs acquis que de courir les risques d’instaurer de nouvelles structures et de nouveaux moyens.
Comme tout régime est cyclique, il y a lieu de croire qu’une ère de cohabitation des modes d’utilisation vient timidement de débuter, toujours au service de l’image, qu’elle soit réelle, fictive ou virtuelle. Le cinéma, tributaire de ce que l’on nommait à l’époque de sa naissance « progrès », est déjà mort plusieurs fois pour mieux revenir par d’autres voies et sous d’autres expressions; l’industrie devrait suivre le même parcours, au risque d’être seulement remplacée par une autre industrie.
Et le spectateur, dans tout ça? De cinéphile du temps des fractures esthétiques de Godard, il devient de plus en plus consommateur à l’ère des lancements simultanés de Soderbergh; les champs changent, l’expérimentation demeure. Il n’y a jamais eu autant de films (d’auteur ou populaire), de jeux, d’émissions, de vidéoclips – dans ce déluge culturel, le contenu n’est plus clos, mais ouvert; on absorbe en parties plus qu’en « touts », à l’image de notre évolution comme citoyen et comme monde. Il n’y a donc pas lieu de paniquer, il faut simplement s’adapter.
© 2007 Charles-Stéphane Roy