de Patrice Dubois et Martin Labrecque
2006
Paru dans la revue Séquences
Welles en anglais sur la scène
En 2003, le comédien et dramaturge Patrice Dubois et son complice Martin Labrecque ont créé pour la compagnie de théâtre Pas à Pas la pièce Everybody’s Welles pour tous, « docudrame théâtral » dans lequel un conférencier timide expliquait à une classe imaginaire son amour pour l’auteur visionnaire de Citizen Kane. À travers une mise en scène multimédia, cet astucieux faux one-man show truffé des répliques de films, de Shakespeare, du contexte politique, de Roosevelt, du MacCarthysme comme de citations de Françoise Sagan et de Jean Cocteau pose des marques et quelques lapins sur une époque, une œuvre et plusieurs anecdotes autour de la vie de Welles. Les fondus au noir ou le carré blanc d’un projecteur de diapositives cadrant une image au milieu de la scène assombrie sont de vraies trouvailles scéniques et relèvent directement du langage cinématographique.
Dubois et Labrecque ont repris la pièce en anglais au mois de mars au théâtre Leanor & Alvin Segal du centre Saidye Bronfman dans une traduction de Maureen LaBonté. Après 80 représentations de Everybody’s Welles pour tous, la pièce rend toujours avec émotion et créativité la couleur du personnage et ses excès. Séquences a rencontré Dubois dans sa loge entre deux représentations.
Quelle est la genèse de ce projet ?
« L’idée est née de ma collaboration avec Martin [Labrecque], qui travaillait comme éclairagiste sur un spectacle dans lequel je jouais. Lors de nos conversations, nous nous sommes vite rendus compte qu’on partageait une passion pour Orson Welles ; moi c’était plus Welles l’acteur et le metteur en scène qui me fascinaient, tandis que pour Martin, c’était le technicien, l’éclairagiste. Incidemment, Welles fut le premier à mettre côte à côte sur un panneau générique le nom d’un réalisateur et celui de son directeur photo Gregg Toland [sur Citizen Kane en 1941]. Cette alliance entre la réalisation et l’éclairage nous a incité à collaborer dans le même esprit.»
La perception anglophone et francophone de l’œuvre de Welles est-elle différente ? L’adaptation de la pièce pour ces deux cultures a-t-elle engendré la même réaction ?
« On avait l’intention dès l’écriture de la version française de la traduire éventuellement en Anglais, on trouvait que le sujet se rapprochait de cette culture. Puis, de manière spontanée, Maureen LaBonté nous a appelé après une représentation pour nous offrir de traduire la pièce en anglais. Ça a nécessité quelques sessions de travail parce qu’il a fallu adapter certains aspects du texte.
Pour ce qui est de l’écoute, les publics francophones et anglophones ne réagissent pas de la même manière durant une représentation de la pièce : les Anglophones se sont plus appropriés son œuvre, ils connaissent sa vie, tout ce qui gravitait autour de lui, le Mercury Theatre, John Haussman, Joseph Cotten – tout ça fait partie de leur culture. Dans ma recherche, j’ai voulu que le show soit imprégné des thèmes et des références à sa vie. Et dans tout cet amalgame de références visuelles et textuelles, le public anglophone saisit et distingue plus naturellement ces citations. »
Welles s’attaquait aux mythes comme Don Quichotte, Hamlet ou Jules César avant d’en devenir un lui-même. Vous êtes-vous sentis dans l’ombre d’un géant ?
«Welles plagiait et s’appropriait constamment des genres, et j’ai pu le faire moi-même de par mon sujet mais aussi par le contexte de la pièce, qui se déroule durant une conférence devant un tableau noir, un panneau et un lutrin. Il fallait ratisser assez large, être très méticuleux dans les détails pour contenter les spécialistes de Welles mais aussi amener toute cette masse d’information ailleurs. C’est un personnage immense, et son mystère ne s’est véritablement propagé qu’à sa mort en 1985.
On a créé le personnage du conférencier parce qu’on le voulait proche de Martin et moi. Il fallait se distancier du monument pour mieux l’aborder. Rebâtir Welles ou l’imiter ne nous intéressait pas. Nous devions trouver une façon de parler de Welles qui soit intéressante pour un public aujourd’hui. En même temps, le personnage cherche à se mettre dans la peau de Welles pour le comprendre, il a revécu les moments-clés de sa vie, a marché dans ses traces. La volonté d’avoir des modèles est plus importante que l’aspect biographique. Et Welles détestait les biographies ! »
Vous esquissez des rapports entre le génie et la notoriété…
« Essayer de saisir l’essence de quelqu’un est difficile, comme dans toute biographie. D’ailleurs, au début de la pièce, on se demande si la biographie dit tout de la vie d’un homme, et surtout si elle dit la vérité… probablement pas. La pièce est très factuelle, mais c’est un peu une ironie : on joue avec les dates, par exemple, parce que ce n’est pas si important que ça. Est-ce que le nom d’un homme a tant d’importance ? Ce n’est qu’un aspect de la réalité d’une existence. »
Truman Capote a déjà dit que « ceux qui ont tout de la vie n’ont d’autre choix que de finir misérables ». Quelle est l’image que Welles a laissée derrière lui : celle du jeune pionnier ou d’un vieil ogre du savoir ?
« Ça dépend du point de vue. En Europe, on le vénère encore, il représente l’avant-garde, le penseur qui participait aux bouleversements de son époque, tandis qu’aux États-Unis, ce serait quelqu’un qui a connu un bref moment de gloire, mais tout le reste de sa carrière est considéré comme mineur. Ils l’ont honoré à la fin de sa vie, mais après l’avoir rejeté durant de nombreuses années. Ce qui est compréhensible, en quelque sorte : Welles vivait plus souvent en Europe, il était présent ses les planches espagnoles et les ondes de radio anglaises, tandis qu’aux États-Unis, il faisait des voix dans The Transformers: The Movie…»
Comment le théâtre de Welles était-il cinématographique ?
« On a eu accès à quelques spectacles filmés ou des pièces qu’il a écrites, certaines photos de production, plans d’éclairage et de décors. Par contre, il est évident qu’on ne pouvait pas deviner l’ambiance dans la salle mais on sait que c’est un grand metteur en scène de théâtre, peut-être plus important sur les planches qu’au grand écran ! Il a monté des pièces jusqu’à 1952, des spectacles à grand déploiement : 100 comédiens ont été dépêchés pour « MacBeth vaudou »…
Il faut aussi savoir que Welles venait du monde de la magie, il avait le sens du spectacle pour capter l’attention comme un troubadour sur la place publique. C’était le concept de show total ; il était chorégraphe et très bon danseur et mettait tous ses talents au service de son art.
Ses mises en scène étaient tout à fait avant-gardistes pour l’époque, il employait des feux d’artifice, des bombes, il mettait le paquet. Lors de la première du « Tour du monde en 80 jours », un critique avait écrit que Welles avait tout mis ce qu’il pouvait sur la scène sauf peut-être un évier ; il n’en fallait pas plus pour que Welles aille recueillir ses applaudissements le lendemain avec un évier dans les mains ! »
Est-ce que la génération actuelle de dramaturges est plus inspirée par les techniques narratives et visuelles du cinéma que celles du répertoire dramaturgique ?
« Il y a eu une vague importante dans la dramaturgie durant les années 1990 pendant laquelle on écrivait des pièces très séquencées. Les Américains et les Irlandais s’inspiraient directement du cinéma, le personnage se cadre lui-même, on écrivait les scènes en images, les dialogues parlés étaient fréquents, comme dans l’œuvre de David Mamet. En Allemagne, c’est resté plus écrit, comme les pièces de Heiner Müller. Mon sentiment est qu’on a besoin de revenir à Shakespeare, Tchekov et tous ceux qui représentent le théâtre dans ce qu’il de plus proche de la rencontre. Peu importe la pièce, le théâtre reste plus actuel dans sa manière de raconter la société à travers sa mise en scène. »
La pièce est forcément très physique et cinématographique. Y aura-t-il une adaptation pour le cinéma ?
« Peut-être un documentaire sur la pièce afin de poursuivre la démarche de la pièce. J’aimerais jouer avec le faux et le vrai et faire quelque chose comme F for Fake, pour demeurer dans une démarche wellesienne. Je n’ai pas envie d’une la captation en direct. »
Le meilleur film de Welles ?
« Touch of Evil, sans aucun doute. Sa maturité d’acteur et de réalisateur y est incroyable. Il travaillait avec des acteurs de formations différentes et il a réussir à unifier tout ça. »
© 2007 Charles-Stéphane Roy