Le regard du loup
2006
Paru dans la revue Séquences
On pourrait croire que Michael Haneke nous veut du mal. Sa courte filmographie inflige gifle sur gifle à notre conscience civile, à notre confort familial ; en d’autres termes, à tout ce que nous connaissons et qui nous est cher. Issu des cercles de psychologie viennois, le cinéaste autrichien n’a de cesse de libérer le refoulé collectif et susciter l’instinct en situation de panique. Rarement être spectateur de cinéma n’a été aussi confrontant qu’en sa présence.
Pour Haneke, il n’est pas de champ plus fertile que celui de la présence étrangère dans un espace ou groupe ordonné, qui est souvent le même d’un film à l’autre – le couple que forment Anne et Georges Laurent revient sous différents traits et professions dans Caché, Code inconnu, Funny Games, et ce depuis Le 7e continent, son premier long métrage. Benny est un enfant trouble dans Benny’s Video et Le temps du loup. La présence de l’autre, qu’il soit jeune, pauvre ou immigrant, perturbe avec virulence le train-traindes personnages principaux, qui constatent rapidement que la fuite n’est plus une option. Il leur faut dès lors se résoudre à affronter l’inconnu pour survivre. L’homme ne sera peut-être jamais plus qu’un loup pour l’homme, et Haneke nous le rappelle en plongeant la tête dans une forêt authentiquement infestée, qu’on avait presque oubliée derrière notre sentiment précaire de sécurité.
La question de la violence et de la provocation est à toutes fins pratiques obsolète dans le cinéma des quinze dernières années depuis que la communauté s’enfarge sur un paillasson sous lequel elle a dissimulé trop de conflits, de négation et de lâchetés. En dépit d’un talent de formalisme indéniable, il faut reconnaître que le travail de Haneke bénéficie en ce sens d’un timing béton. Et qu’il semble que les cinéphiles ne soient plus les seuls à accepter la violence autrement que servie en spectacle : le grand public a fortement répondu à La pianiste, et pas seulement pour le rôle-somme d’Isabelle Huppert. Haneke n’a fait que pousser vers le précipice les jeux de massacre qui sévissent encore dans les coulisses des conservatoires autrichiens – la musique est évidemment à l’Autriche ce que sont les ballets à la Russie ou la littérature à la France ; un PNB culturel constamment regénéré par un orgueil patriotique frôlant parfois l’obsession. Idem pour Funny Games, une histoire de séquestration campagnarde somme toute classique, dont les modèles vont de Last House on the Left à C’est arrivé près de chez vous, ou la quête de survivance d’un petit groupe à l’écart des cités ravagée de son film d’anticipation Le temps du loup, vue dans nombre de films post-apocalyptiques.
La violence se fait véritablement provocation lorsque Haneke montre clairement et froidement des situations conflictuelles poussées à leur paroxysme, dans l’espoir que le spectateur puisse atteindre la pleine conscience de son voyeurisme jusqu’au malaise. Et cela passe par le cadre : les visages de la famille étouffée par la routine de consommation dans Le 7e continent sont souvent filmés en hors-champ pour ne conserver que leurs gestes, en constante relation avec des produits et des objets ; le long plan-séquence du couple maltraité de Funny Games isole leur impuissance au milieu du salon devenu champ de bataille – et sa durée (10 minutes) accentue la nôtre ; la séquence vidéo de Code inconnu dans laquelle Juliette Binoche joue une femme condamnée à mourir d’empoisonnement par un geôlier resté derrière la caméra pose notre point de vue (l’image vidéo) comme tampon/écran entre le bourreau et sa victime. De plus en plus, Haneke tient compte de notre attention face à ce qui se passe dans l’image pour nous inclure dans le plan, non plus comme simple spectateur, mais dorénavant comme participant, acteur dynamique de notre propre inconfort, pour nous forcer à constater que regarder ou non n’est pas qu’un choix, c’est avant tout une responsabilité.
Le titre de son plus récent film, « Caché », traduit parfaitement la démarche de l’Autrichien. Si voir signifie vouloir comprendre et essayer d’accepter, encore faut-il savoir ce que l’on doit observer, et sous quelles lunettes devons-nous le faire. Le personnage principal du film a si longtemps fermé les yeux sur un épisode cruel de son enfance que sa mémoire devenue myope n’arrive plus à se rappeler, jusqu’à rendre l’incident banal à ses yeux d’adultes. Et pourtant, les marques de cet événement sont toujours à portée de regard autour de lui, mais Georges ne voit plus qu’une réalité extérieure à lui et non plus celle qu’il influence par ses propres réactions. Ce n’est que lorsqu’il fermera les yeux pour dormir à la fin du film que sa conscience agitée parvient à lui rendre les images de son implication, qu’il avait jusque là dédramatisées. Pour Haneke, c’est lorsque le spectateur est captif qu’il se décide enfin à devenir actif.
© 2007 Charles-Stéphane Roy