jeudi 5 juillet 2007

Critique "2046"

2046
de Wong Kar-wai
2005
Paru dans la revue Séquences


La chair plane


Enfant chéri des cinéphiles durant les années 1990, Wong Kar-wai a engendré un tel culte que son projet 2046, précédé des plus folles rumeurs, avait déjà enflammé la critique lors de la présentation à Cannes d’une version de travail parachevée quelques heures auparavant. Remonté par la suite, le film suscite depuis ce temps les réactions les plus extrêmes. Quoi qu’il en soit, 2046 passera sûrement à l’histoire comme l’un des plus intrigants interludes d’une filmographie d’auteur, aussi éloquente fut-elle.


Déjà, la nature même du projet étonne : cet hybride entre la variation, le film-somme et la pub concept foisonne d’indices formels et de personnages récurrents tirés de l’œuvre de Wong Kar-wai, qui n’en est déjà plus à une auto-référence près. Dès ses débuts, le cinéaste hongkongais avait pris l’habitude de charger autant qu’il lui était possible son œuvre de dédaliques détails, personnages et lignes narratives, et n’eût été des plafonds budgétaires instaurés par ses producteurs, plusieurs de ses films n’auraient pas encore vu le jour, Chungking Express (1994) en étant la preuve la plus éloquente.


2046 s’apparente donc à un copieux badinage à la limite de la complaisance, une lubie cinématographique ampoulée à souhait, mais par-dessus tout une splendeur sans nom, où la démarche de l’auteur atteint un degré de raffinement et de cohérence inégalé. En fait, voilà vraisemblablement le 8 ½ de Wong Kar-wai, un essai anthologique où serait revue et corrigée sa proposition cinématographique afin d’envisager une suite sur de nouvelles bases. Et avant de repartir, il est d’usage d’aller saluer une dernière fois les endroits significatifs, les copains, les anciennes flammes…


Tony Leung reprend ici son rôle de Chow, l’écrivain au centre d’In the Mood for Love (2000), accompagné de Maggie Cheung le temps de quelques brèves scènes, tandis que Carina Lau campe à nouveau l’hôtesse de l’époque Days Of Being Wild (1990). Autour de ce séducteur solitaire gravite l’équipe étoile des actrices asiatiques contemporaines : Zhang Ziyi, Gong Li, Faye Wong… ne manque que Michelle Yeoh ! Plus de doutes: avec autant de talents et de moyens réunis (dont l’encombrante commandite de LG), ça frôle la décadence, et si des morceaux de bravoure sont à espérer, la catastrophe n’est jamais loin.


Le récit, aussi éparpillé soit-il, développe de multiples corrélations entre l’écrivain Chow, les femmes croulant sous son charme (et elles sont nombreuses) puis l’objet de son roman, qui se déroule en 2046, l’année précédant la réintégration de Hong Kong à la Chine et, incidemment, le numéro d’une chambre voisine à son hôtel. On saute ainsi des années 1960 tristes et pluvieuses à ce futur fait de monorails interminables et de cités éblouissantes, à la quête de séduisantes pin-up girls rétro ou de gracieuses réplicantes post-modernes au coeur d’histoires tantôt parallèles, tantôt en abîmes concomitants.


Le résultat est plutôt déstabilisant alors que l’on cherche l’objet véritable d’une telle entreprise : réhabiliter les séquences non utilisées d’In the Mood for Love, mâtiner d’onirisme et d’ésotérisme le drame inoffensif d’un charmeur compulsif, ou simplement décliner l’amour dans ses voies les plus malheureuses (perdu, platonique, fantasmé, amour-propre) ? À trop tenter de faire sens à partir de pistes aux directions contraires, on en vient presque à détourner l’œil de cet ensemble de plans virtuoses aux cadres mûris, ludiques, expressionnistes au possible, occasionnant quelques compositions d’une fulgurante beauté. Puis, tout lentement, cette impression d’apesanteur s’évanouira par vagues successives de désirs à demi consumés, sans avoir pu nous envoûter aussi longtemps qu’espéré… après tout, le propre des rêves n’est-il pas d’effleurer l’inatteignable émergeant de pulsions passagères ?


C’est exactement le revers d’un film parfaitement en phase avec son propos car infiniment plus soucieux de sensualité que de causalité rationnelle : désordonné, redondant et certainement narcissique, 2046 ne cesse pourtant de déstabiliser et d’intriguer avec sa luxure toute proustienne, par laquelle les excès et le malheur n’en deviennent que plus sublimés encore. Car une fois l’étourdissement provoqué par pareil réseau d’interactions organiques dissipé, on conserve bien peu de souvenirs de ces multiples passés nolisés par les obsessions de Chow au sujet de sa fiancée disparue et de ces demains régis par une métropole semblant absorber toute mémoire, sorte de Xanadu où le formalisme magnifié de Wong Kar-wai, impérial, serait parvenu à affranchir toute sensation à l’affect et au temps.


© 2007 Charles-Stéphane Roy