mardi 17 juillet 2007

Critique "Broken Flowers"

Broken Flowers
de Jim Jarmusch
2005
Paru dans l’hebdo ICI Montréal


LES MARGES PÉPÈRES

Le plus récent film de Jim Jarmusch n’est ni trop vieux, ni trop gros, ni trop lent, mais excessivement dégarni. L’underground pour les nuls, animé par un aîné au sommet de sa forme.


BILL MURRAY. Deux mots qui suffisent à déclencher un large sourire à leur seule vue sur une affiche de cinéma, peu importe la teneur du film en question – avant, c’était Meatballs ou Caddyshack ; maintenant qu’il est devenu respectable, on se rue à la sortie de Rushmore et, bien sûr, Lost in Translation, son ticket pour les Oscars. L’antipathie n’aura jamais autant suscité la rigolade que sur les traits fatigués de son visage. Il était prévisible, ou inévitable, que son chemin croise celui de Jim Jarmusch, l’iconoclaste parrain du cinéma underground américain.


L’une des vignettes de son Coffee and Cigarettes avait lancé l’an dernier une combinaison naturellement gagnante, où Murray l’acteur s’était fait repérer par les rappeurs RZA et GZA alors qu’il arrondissait ses fins de mois comme plongeur dans un obscur café new-yorkais : dialogues à la mitraillette, répliques dérisoires, et surtout le souvenir d’un café bu à même le silex par notre ghostbuster préféré. Ça augurait bien pour remettre ça dans la durée, autant pour Murray que Jarmusch, en sevrage créatif depuis Dead Man.


Bien que Broken Flowers ait tout de l’histoire conventionnelle, c’est plutôt à un faux film à sketches que nous convie le duo. Don Johnston, le personnage de Murray, effectue un pèlerinage auprès de ses ex d’il y a vingt ans après avoir reçu une lettre anonyme d’une d’entre elles lui annonçant la probable arrivée d’un fils dont il ignorait l’existence. Son voisin Winston, féru de polars, l’oblige à se mettre sur la piste de la présumée mère et ébauche l’enquête à suivre ; en moins de deux, il procure à Johnston les adresses actuelles des « suspectes » et réserve vols, voitures et motels.


Canular, chantage ou vérité, rien n’arrive pourtant à faire lever Johnston de son sofa : le pauvre homme est devenu une carpette depuis sa récente préretraite, se vautrant dans sa solitude, scotché sur son canapé à regarder la télé ou dormir. Toujours aussi peu motivé, celui-ci se lance dans l’aventure sur les talons et reconstruit son passé sentimental en sens inverse, curieux malgré tout de savoir ce qui est arrivé à ses anciennes flammes. Et pour le pauvre bougre qu’il est devenu, on se demande nous aussi comment a-t-il bien pu séduire, avec son physique ordinaire et sa mine déconfite, pareilles prétendantes : Sharon Stone, Frances Conroy, Jessica Lange, Tilda Swinton… même Julie Delpy lui aura succombé ! Comme le fait remarquer justement Johnston avant de partir : « et si ce fils se pointait chez moi alors que je suis ailleurs à sa recherche, je ne serai pas plus avancé »… Pour un Don Juan, faut croire que les conquêtes, mêmes périmées, ont plus d’attrait que la filiation ou le strict gros bon sens.


On chuchote que le cinéaste avait un projet déjà écrit et financé avec l’acteur en tête, mais comme l’envie n’y était plus, Jarmusch aurait planché rapidement sur le scénario de Broken Flowers (rédigé en moins de trois semaines) pour travailler avec Murray dans les meilleurs délais. Il faut croire que l’homme à la tête platine aurait peut-être dû laisser mûrir son récit un peu plus longtemps. Pas que le film soit mauvais, loin de là – l’amalgame unique d’humour, de caricatures et d’ambiance cool propre à son auteur, tout y est – même qu’en retranchant une scène de nudité ou de fumage de pot, Jarmusch aurait pu croire tangiblement à un premier succès hors des salles d’art et essai.


En fait, il est difficile de chasser de notre esprit la tenace impression qu’au bout d’une demi-heure, Jarmusch a déjà tout dit ou, pire encore, qu’il se fout un peu de la direction à suivre. C’est quoi, ces scènes écrites autour d’une seule bonne idée ou réplique, étirées au maximum et conclues paresseusement par un fondu au noir ? Ces personnages périphériques unidimensionnels, sortis de nulle part, ébauches scholastiques des diverses facettes de la personnalité du tombeur ? Et cette référence à Jean Eustache – si Jarmusch doit remercier quelqu’un pour ce film, c’est plutôt Sofia Coppola : il y a bien dans Broken Flowers une dizaine d’images dérivées de la seule affiche de Lost in Translation, celle où Murray, assis la colonne bien molle, fixe le vide de son regard le plus livide. Mais là où Coppola se limitait à des plans transitoires, Jarmusch en fait des scènes entières sans qu’il ne se passe rien de valable, et pendant ce temps, on compte les bateaux jusqu’au prochain fondu au noir…


Ce qui devait constituer un grand moment de synergie deadpan et de désarroi sur le fil du rasoir ne s’avèrera qu’un hommage sous soluté à Bill Murray, qui honore le film de ses mimiques les plus cassantes, et au jazz fabuleux de l’Éthiopien Mulatu Astatke, le véritable générateur d’émotion de Broken Flowers.


© 2007 Charles-Stéphane Roy