mardi 17 juillet 2007

Entrevue avec Eugène Green

Eugène Green et l’art vivant : vérités et contradictions
2005

Paru dans la revue Séquences


Présenté en coup de vent lors du Festival des films du monde en 2003, Le monde vivant révélait l’univers unique, étrange et vivifiant d’Eugène Green, un metteur en scène et cinéaste français venu du théâtre et de l’art oratoire. Son troisième film, Le Pont des Arts, pousse plus loin encore la relation particulière qu’entretient Green, également directeur d’une collection discographique, avec le jeu d’acteurs et l’art baroque autour d’un amour impossible entre deux personnes qui ne se sont jamais rencontrés. Entretien avec un cinéaste hors du temps, en attendant que nos festivals accordent plus de visibilité à son œuvre, marquée autant par l’érudition que la dérision.


Les personnages de votre film vivent des rapports interpersonnels engagés selon leur intérêt envers diverses formes artistiques ; le chant et le théâtre sont mis ici à l’avant-plan. Comment cela s’inscrit-il dans votre démarche avec la littérature orale, la collection Voce Umana et votre livre « La parole baroque » ?


J’écris quotidiennement depuis l’âge de 16 ans, mais j’ai toujours conçu la littérature comme la parole incarnée. Pendant les 22 ans où j’essayais de faire du théâtre et d’interpréter des textes littéraires, mon travail était fondé sur ce principe; la poésie que j’écris l’est toujours . La Parole baroque représente une trace de cette activité, et la collection Voce Umana chez Alpha en est un “ vestige ”. Dans Le Pont des Arts les personnages sont engagés dans des formes d’expression artistique: il s’agit de la musique et du théâtre parce que ce sont des milieux que je connais à la suite d’une longue expérience, de même que le milieu universitaire dans lequel se trouve Pascal reflète le souvenir de mes propres études. Mais le propos sur l’art dans le film est général, et si Pascal avait un penchant pour la peinture plutôt que pour la littérature, cela n’aurait rien changé au fond.


Comme dans LE MONDE VIVANT, les personnages s’adressent à leur interlocuteur en regardant frontalement la caméra tandis que leurs répliques sont livrées en appuyant la plupart des liaisons. En quoi consiste votre travail avec les acteurs afin qu’ils puissent passer de la récitation à l’interprétation ?

Quand il y a champ et contrechamp avec amorce, le spectateur voit le personnage qui parle s’adresser à son interlocuteur. Mais quand il n’y a pas d’amorce, je mets la caméra entre les deux personnages, de sorte que le spectateur reçoit la même énergie du regard que vous recevez en parlant avec quelqu’un. Si vous parlez avec quelqu’un en ne voyant qu’un quart de son regard sous un angle oblique, ou en le voyant de dos, ce qui est le cas, pour le spectateur, dans le cadrage et montage traditionnels d’une conversation, il n’y a pas de possibilité de communication profonde, parce qu’une grande partie de l’incarnation de la parole passe par le regard dans sa plénitude. Le cinéaste a la liberté de placer la caméra où il veut: moi j’en profite.

Je recherche chez les interprètes la réalité intérieure. Dès qu’il y a chez l’acteur une opération de l’intellect, elle coupe l’énergie intérieure, et ce que la caméra capte alors n’est que du toc. Le fait de faire toutes les liaisons, d’articuler donc leur langue maternelle d’une manière légèrement décalée par rapport à sa forme de tous les jours, empêche chez les acteurs toute velléité d’interprétation psychologique, laquelle passe toujours par une opération intellectuelle. De même, les intonations utilisées sont celles de la langue française dans son état naturel. Alors qu’au théâtre je demandais aux acteurs d’élargir ces intonations jusqu’au dernier degré, au cinéma je leur demande au contraire de les atténuer, et de parler non pas comme s’ils cherchaient à “ convaincre ” un auditoire, mais comme s’ils parlaient à eux mêmes. Je suis très content de mes interprètes, que je considère comme de grands acteurs. Dans chaque prise d’un même plan (sauf les mauvaises prises), le rythme des phrases est exactement le même, mais on ne trouve jamais deux fois la même expression.

On retrouve parmi les spectateurs assistant à la représentation de théâtre Nô une certaine garde montante du cinéma d’auteur français oeuvrant dans des registres pourtant très différents du vôtre. Où situez-vous votre œuvre dans cette industrie en général et parmi celles de vos collègues auteurs ?

Il se trouve que tous les réalisateurs qu’on voit dans la séquence de Nô sont des amis, ou des gens avec qui j’entretiens des rapports mutuels d’estime (une quinzaine d’autres cinéastes ont été invités, mais n’étaient pas disponibles le jour du tournage). D’une manière générale je m’entends bien avec les auteurs (et « autrices ») de cette génération. Contrairement au théâtre, qui me semblait un monde mesquin et étriqué, je trouve dans le cinéma une ambiance fraternelle et généreuse qui me réjouit.


Le personnage de l’Innommable fait-il référence à une conception mythique persistante de ce que l’on pourrait nommer les “ gardiens des traditions d’appréciation et d’interprétation ” de l’art français, ou détenteurs du juste et du bon goût ?

L’Innommable représente avant tout une perversion de l’art par sa transformation en lieu de pouvoir, mais l’instrument utilisé est effectivement la référence à un bon goût éternel qui serait le secret mythique de l’art français, et l’Innommable, en tant qu’étranger, flatte le détenteur du pouvoir en caressant leurs poils, si j’ose dire, dans ce sens.


L’ogre dans LE MONDE VIVANT, l’Innommable dans LE PONT DES ARTS : est-ce que le grotesque est pour vous une source riche en inspiration ?

L’ogre et l’Innommable sont avant tout des monstres, des êtres devenus des sources du Mal. Le Mal est une composante essentielle du monde, et qui m’intéresse beaucoup, mais d’une manière qui n’est pas très courante, ni sans doute très à la mode. La conception néo-soixanthuitarde est que le Mal n’existe pas, et les effets mauvais qu’on peut observer sont simplement le résultat d’entraves à liberté, qui sont toujours le fait du voisin (un bourgeois soixantehuitard voit toujours la source des problèmes chez le bourgeois “ réactionnaire ”). La conception puritaine repose sur l’existence d’un agent universel, le Diable, qui prend des formes diverses, mais qui est toujours à l’origine du Mal. Mon idée personnelle est que le monde vivant est composé d’énergies diverses, et que selon leur utilisation elles donnent naissance au Bien ou au Mal, qui ne sont donc jamais très loin l’un de l’autre, et qui sont peut-être même inséparables. Prenons la sexualité, par exemple. Pour les soixantehuitards elle est un bien, même le Bien suprême. Pour les puritains c’est le Mal. Pour moi c’est une énergie essentielle sans valeur morale propre. C’est la source de la vie, et maîtrisé spirituellement, c’est la source de l’amour et de la connaissance mystique. Mais c’est également la source d’une grande partie des maux que les hommes s’infligent les uns aux autres. L’ogre et l’Innommable, pour revenir à votre question, sont deux exemples de forces essentielles transformées en êtres négatifs agissants, mais dans mon univers intérieur et artistique, les personnages où dominent l’amour ne peuvent exister qu’en opposition aux monstres.

Les décalages de ton et d’ambiance créent forcément une distanciation entre le spectateur et le sort de vos personnages. Arrive le moment où Pascal est si ému par le chant de Sarah qu’il décidera de demeurer en vie : l’art redevient un transmetteur d’émotion. Comment faites-vous pour conciliez ces ruptures émotionnelles d’une scène à l’autre ?

Ce n’est pas mon intention, et ce n’est pas la réaction des spectateurs qui sont touchés par mes films. Je recherche la sensation pure, et l’émotion pure, qu’on ne peut atteindre, à mon avis, qu’à travers un langage artistique spécifique, ce qu’on appelait autrefois, en peinture, une “ manière ”. Rien n’est aussi faux, et aussi ennuyeux, que l’hystérie et les moues des comédiens formés au Studio des Acteurs. Pour cette raison je ne vais jamais plus au théâtre. Au cinéma on peut trouver la vérité d’une réalité cachée, et quand cela arrive personnellement je suis bouleversé. Dans le cinéma du passé, les deux plus grands maîtres, de ce point de vue, sont pour moi Bresson et Ozu. Je ne peux voir un de leurs films, même ceux que je connais par cœur, sans pleurer à certains moments. Par ailleurs, je ne sens pas de ruptures d’une scène à une autre parce qu’elles sont sur des tons différents. Dans Hamlet, après l’annonce par la Reine du suicide d’Ophélie, on passe à la scène où les deux fossoyeurs (des “ clowns ” dans le langage de Shakespeare) font des calembours et des plaisanteries de mauvais goût…


Votre prochain projet sera-t-il en continuité avec vos deux plus récents films ?

Stylistiquement, oui. Je garde ma “ manière ”, même si elle évolue forcément d’un film à un autre. Comme tous mes projets surgissent de la même source, il y aura forcément une continuité. Mais on peut les trouver différents par les sujets. J’ai deux projets de longs-métrages en cours: Les champs muets, qui ont comme fond la culture et l’histoire basques, et La vie est un songe, inspiré de la pièce de Calderon. J’ai aussi une commande pour un mini-film qui s’inscrira dans une série de courtes fictions ayant comme contrainte d’intégrer d’une manière ou d’une autre une œuvre d’art contemporain choisi par l’auteur.


© 2007 Charles-Stéphane Roy