mardi 17 juillet 2007

Critique "Los Muertos"

Los Muertos
de Lisandro Aloso
2005
Paru dans la revue Séquences


Hermétique et pénétrant


Le jeune Lisandro Alonso (29 ans) a contribué à la relance du cinéma indépendant argentin en compagnie de Pablo Trapero et Lucretia Martel et s’est gagné la sympathie de plusieurs décideurs européens avec l’hypnotique La Libertad en 2001, le portrait hyperréaliste d’un bûcheron de la Pampa, plus saisissant qu’un documentaire et plus naturaliste qu’une fiction traditionnelle. Porté aux nues par la critique spécialisée, Alonso a pu boucler rapidement le budget de Los Muertos (« Les morts »), tout aussi radical que son premier essai. « Si mes films ne fonctionnent pas en France, ma carrière internationale est à l’eau », avait même déclaré le cinéaste lors de sa sortie parisienne.


Et pour cause ! Les films de Alonso se résument à une phrase, voire une seule proposition : un bûcheron à l’œuvre, l’expédition d’un ex-prisonnier. Ils durent en moyenne 70 minutes, leurs budgets sont dérisoires et la distribution se limite à un cinquantenaire non-professionnel, viril, solitaire, silencieux, sauvage. En marge des villes et du progrès, Alonso replace le temps au centre de sa démarche comme souffle naturel d’une scène, sinon d’un plan.


Une chronologie des actions émerge tranquillement, tandis que sont relevées de manière presque ascétique l’essence des gestes révélant la nature intrinsèque d’une évolution exclusivement influencée par la température, le moment de la journée, l’évolution du paysage ou la présence des quidams sur le chemin. Le spectateur, face à tant de dénuement et de pragmatisme, ne pourra articuler sa lecture que selon ses faits et ses actions à défaut d’avoir accès à sa parole ou sa pensée. Il faut dès lors redoubler d’efforts pour s’abandonner à cette aventure organique plus proche de la dérive que de l’odyssée.


Vaguement inspiré des « Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski », Los Muertos s’avère le complément et l’aboutissement de La Libertad : alors que l’autonomie du bûcheron se limitait à son travail et son affranchissement au mode de vie des siens, l’isolement du prisonnier au centre du second film reste transitoire et assumée tandis qu’il quitte la ville pour s’enfoncer au coeur de la jungle. Vargas sort d’une prison provinciale et se met à la recherche de sa fille aînée habitant dans un marécage éloigné. Taciturne, il déambule dans la ville, achète une chemise pour sa fille, s’offre les services de la prostituée locale et se procure des victuailles avant d’entamer une expédition en canot dans les îles du rio Parana. Sur son chemin, il croise de lointaines connaissances lui rappelant les accusations du double meurtre de ses jeunes frères à une autre époque de sa vie, ce qui l’incite à partir sans tarder. À court de vivres, il enfume une ruche afin de se nourrir d’essaim ; plus tard, il égorge une chèvre prisonnière d’une petite lagune. Vargas découvre le repère de sa fille, mais la caméra, pudique, restera à l’écart de leurs retrouvailles. Et c’est tout.


Influencé par Tarkovski, Sokourov et Kiarostami, le cinéma de Lisandro Alsonso se démarque également d’une tendance actuelle du jeune cinéma d’auteur propre à Carlos Reygadas, Apichatpong Weerasethakul et Tsai Ming-liang, faussement contemplative, narrativement abstraite, obsessivement figurative. Alonso s’éloigne toutefois de ses contemporains par un purisme fondé sur une sorte d’anthropomorphisme inversé ; ainsi, après plusieurs semaines d’observations des mœurs de l’habitant d’une région donnée, le cinéaste découpe son récit en fonction des habitudes de ses personnages, qui elles-mêmes relèvent directement de leur environnement immédiat, ce qui porte à croire que le comportement, le grégarisme et les besoins humains ne seraient que diverses manifestation d’animalité – l’existence de Varga échappant à toute notion de valeur, d’ambition ou de matérialisme.


Le spectateur se voit ainsi forcé de déplacer l’importance qu’il accorde au personnage vers ce qui l’entoure, afin de non pas considérer les éléments qui s’offrent à Vargas comme de simples incarnations de ses états d’âmes, mais plutôt voir en Vargas comme le moteur même de changement d’un microcosme perméable constitué d’individus isolés, de nature étouffante et de bêtes vulnérables.


Voilà donc un langage éminemment visuel comme Werner Herzog en aurait conçu s’il se serait attaché un tant soit peu aux indigènes qu’il filmait, ou Pierre Perreault s’il aurait reconstitué le résultat de ses observations. En tentant de manipuler d’authentiques sujets, Alonso aura développé un curieux art de la transparence flirtant constamment entre Flaherty et Astruc, à la fois sournois et raffiné.


© 2007 Charles-Stéphane Roy