mardi 17 juillet 2007

Critique "Whiskey"

Whiskey
de Juan Pablo Rebella et Pablo Stoll
2005
Paru dans la revue Séquences


Sourions, si vous le voulez bien


On a fait grand état des correspondances entre l’écriture et la direction d’acteurs du second film du tandem Juan Pablo Rebella-Pablo Stoll et celles du Finlandais Aki Kaurismaki, le grand argentier de l’humour pince-sans-rire social, mais l’aspect qui marque de manière plus évidente encore ce Whisky sec et tendre, c’est bien sa grande redevance au cinéma européen d’auteur. On parle ici d’un film uruguayen – événement rare et bienvenu s’il en est un – mais seulement dans la géographie de son tournage et de le passeport de sa distribution, car Whisky porte par-dessus tout la signature du Vieux Continent, ses espaces humides et froids comme ses teintes scandinaves tirées de la palette verte et de grise d’un Roy Andersson, lui choppant les mêmes plans-séquences fixes et ce silence qui remplissent à eux seuls des cadres entiers. On ne se surprendra pas de la réponse positive qu’a reçu le film lors de sa première internationale à Cannes il y a deux ans, cautionnée par la distinction acquise des mains de la FIPRESCI.


En dépit des qualités manifestes du film, surtout de sa compréhension et son interprétation de la faiblesse des rapports humains lorsque la routine écrase tout, on est en droit de se demander ce qui distingue aujourd’hui un film local d’une co-production internationale, même pour ce type de film à petit budget, qui relève plus du cinéma que de la simple mise en forme d’une situation sociale précise. De là à parler d’universalité, il y a un pas qu’il ne faudrait pas franchir trop rapidement tandis qu’une dilution de l’exception locale éclaircie également les indépendants – Hollywood à l’envers, quoi.


Pour la grande histoire, maintenant : deux quinquagénaires juifs se revoient pour souligner le premier anniversaire de la disparition de leur mère. Ces retrouvailles forcées gênent l’aîné, Jacobo, le patron laconique d’une modeste manufacture de chaussettes qui n’a jamais eu la fibre familiale bien emmaillée, d’où invention en catastrophe d’une femme, d’une vie de couple et d’un foyer, par pure rivalité avec son cadet. Alors que sa vie se résumait à ses repas solitaires et la supervision discrète mais rigide de son entreprise, que son périmètre vital s’étendait sur la distance nécessaire entre son lit et son bureau; incapable d’entrer directement en relation avec quiconque, Jacobo ne se creuse pas le pompon trop longtemps et demande à Martha, sa contremaître, de jouer le jeu le temps du séjour de son frère. Elle accepte et accompagne son patron à l’aéroport accueillir son frère. Jusque là, ils se sont à peine échangés plus d’une dizaine de mots et ne se sont souris l’un à l’autre que lors de la séance de photographie « officialisant » leur union; c’est dire comment le pacte s’est réglé sur le minimum d’échanges possibles. Mais il s’avère que Herman, le frère de Jacobo, est son portrait tout inversé : charmant, coloré, presque rigolo et guindé autant qu’il le peut, Herman a une toute autre notion du moment présent que son bourru d’aîné. Entre eux, entre cette inimitié indélogeable, Martha se met à rêver autrement que lors de ses sorties solo hebdomadaires au cinéma. Dans cette routine qui l’habitera peut-être toujours, elle prend quelques secondes de plus pour se coiffer convenablement, rajoute quelques couleurs sur son visage et prend goût à l’inédit et au hasard.


Souvent en retrait, Martha ne constitue pas moins l’élément-clé de Whisky, celle qui, à l’image de la mise en scène calculée et distante, va se définir par la somme de menues attentions, seule et lente mise au monde possible aux côtés du silence et des regards détournés de son patron. On ne la croit pas amoureuse de Herman, juste inspirée par cet homme fort simple, pas particulièrement attirant, mais qui possède la simple qualité de vouloir lui retourner ses paroles et de s’intéresser, même maladroitement, à son existence.


Les cinéastes Rebella et Stoll s’appliquent à en faire de même, glissant frugalement quelques pelures de bananes dramatiques ici et là devant leurs personnages. Intelligent de facture et de moyens, Whisky déclenche les fous rires avec de simples expressions faciales ou les décalages des réactions entre les frères et la fausse femme. On retiendra la scène du karaoké, durant laquelle le trio demeure outrageusement stoïque, et celle du pouce magnétique agglutiné au réfrigérateur, pointant du plafond au sol après que Jacobo soit passé derrière Herman. De la personnalité, le film en possède manifestement; mais pour de l’authenticité, il faudra attendre au prochain tour.


© 2007 Charles-Stéphane Roy