mardi 17 juillet 2007

Critique "O Lucky Man !"

O Lucky Man !
de Lindsay Anderson
2005
Paru dans la revue Séquences


En compagnie de Tony Richardson et Karel Reisz, le cinéaste Lindsay Anderson, grand esprit contestataire d’Oxford, avait fondé une revue fort influente – Sequence ! – puis contribué à réformer la cinématographie anglaise des années 1950 et 1960 (le free cinema) en alternant le réalisme socio-poétique et la satire, grande tradition britannique, créant et peaufinant dans la même foulée les concepts d’« Angry Young Men » et du « Kitchen Sink Drama ».


Pas Monty Python ni tout à fait Ken Loach, Anderson s’est surtout fait connaître du grand public avec sa trilogie satirique sur l’establishment éducatif (…If), financier (O Lucky Man!) et médical (Britannia Hospital), avec la complicité récurrente de l’ex-Animals Alan Price et de Malcolm McDowell. Bien avant d’apparaître à l’écran, McDowell sillonnait la campagne anglaise comme représentant de l’Imperial Coffee Co., notant ici et là les rencontres et mésaventures sur son itinéraire. Il était donc naturel que l’acteur évoque cette période de travail lorsque …If reçu la Palme d’Or à Cannes en 1968 et rencontra un vif succès en Europe, pavant la voie à une poursuite de l’odyssée du personnage Mick Travis à la sortie du collège.


Travis, rappelons-le, est ce croisement contemporain entre le Candide de Voltaire et le Gulliver de Swift, âme souple et idéaliste, opportuniste et altruiste, et l’un de ces personnages rares pour qui le monde tourne autour d’eux, malgré l’impression d’un malheur permanent. Dans un esprit foncièrement picaresque, inspiré par « Heaven’s My Destination » de l’écrivain Thornton Wilder, « L’Amérique » de Franz Kafka et surtout « The Pilgrim's Progress » de John Bunyan, O Lucky Man! est une suite de malentendus et de timings désavantageux au cœur d’une Angleterre morcelée entre son héritage impérial et le clash des classes.


L’ironie voudra qu’au pays du tea time, un jeune voulant bien faire (et non faire le bien) pour « avancer dans la société » s’aventure dans la vente de café, en route vers bien des désillusionnements. En vrac, notre Mick Travis fraîchement cravaté aboutit dans une pension-bordel, est confondu pour un espion par l’Armée, devient le sujet d’une expérience scientifique louche, fait la bohème avec le groupe d’Alan Price, négocie des armes bactériochimiques avec les bonzes des pays sous-développés du Commonwealth, loge en prison, tente de dissuader une femme de se suicider, se fait pourchasser par des clochards et finit par passer une audition pour jouer dans le film …If sous la direction de… Lindsay Anderson lui-même – audition qu’il échoue de surcroît !


Loin des bancs d’école du film précédent, Travis se retrouve en terrain miné, celui du vice, de la corruption, des petites mesquineries du pouvoir. En tant que pur produit d’une éducation publique préparatoire rigide et morale, le blanc-bec en est quitte pour le choc d’une société sans repères, désormais embourgeoisée par le haut comme par le bas et libre d’accès au simple citoyen qui n’a qu’à sourire pour obtenir position et fortune.


Marxiste par alliance, Anderson aplanit les différences sociales et tourne en ridicule la pluralité des discours, comme en fait foi l’apparition du graffiti « Revolution is the opium of the Intellectuals » dans une scène du film, clin d’œil à l’aphorisme du philosophe français Raymond Aron, qui dénonçait dès 1955 le neutralisme des intellectuels de la gauche non communiste.


15 ans plus tard, il demeurait toujours difficile de changer le cours des choses en demeurant à l’écart, voire en ignorant les postulats et agendas de la religion, l’économie, la science, la loi et même du cinéma, arguments martelés avec un grand souci d’équité par Anderson dans O Lucky Man! Au mieux, et c’est ce que le film tente de démontrer, il faut cesser de théoriser et participer de plain-pied à l’évolution de la société de l’intérieur, avec le seul espoir que notre passage puisse changer quelque chose.


À 183 minutes, O Lucky Man! constitua également la première épopée au cinéma qui ne soit ni un film d’époque, ni un film de guerre. Anti-moraliste et désarticulé, le film recrinque les ressorts du cinéma muet (image sépia, intertitres, explications intermédiaires sous forme de générique polyglotte), du théâtre de boulevard (la plupart des acteurs incarnent trois à quatre personnages) et de la représentation antique (neuf pièces agrémentent le film, interprétées in camera par le groupe d’Alan Price, évoquant autant Aristophane que Brecht).


L’absurdité de la démonstration tient dans le réalisme avec lequel Travis tombe d’une situation à l’autre, et c’est ce qui fait de cette comédie moderne des erreurs l’un des films du 20e siècle les plus originaux qui soit, bien avant que tout ne bascule dans le cynisme et l’ironie.


© 2007 Charles-Stéphane Roy