de Yolande Moreau
2005
Paru dans l’hebdo ICI Montréal
ABATTRE LES MASQUES
Quand la mer monte s’apparente à une classe de maître sur les coulisses d’une comédienne. Entretien avec la Césarisée 2005 en interprétation féminine.
« J’ai trempé dans un crime. C’est moche, hein ? ». De la bouche d’une clown grassouillette enveloppée d’une robe moche trop serrée, la réplique capte immédiatement l’attention. Son grain râpeux à l’accent exagérément flamand jure avec la douceur de la voix de la comédienne belge Yolande Moreau, qui a promené entre 1982 et 1989 sur les routes européennes le one-woman show Sale affaire de sexe et de crime, la grinçante confession publique d’une mégère venant tout juste d’abattre son amant.
Mais le véritable drame de sa vie, c’est la banalité et le poids de la solitude de son morne quotidien. Une vingtaine d’années plus tard, Moreau s’inspire de sa créature des planches et lui crée une interprète imaginaire, Irène, vivant de menus cachets et de prestations livrées devant des publics souvent inattentifs. Le style cru, précis et mélancolique de Quand la mer monte a touché les votants de la dernière remise des Césars, qui lui ont décerné les prix d’interprétation et de la meilleure première œuvre.
Rejointe entre deux scènes lors de sa présente tournée provençale, la Belge raconte humblement ce retour aux sources : « Sale affaire… m’a beaucoup donné, je n’étais pas très connue avant de monter cette pièce, que j’ai présenté par ailleurs au Festival Juste pour rire à la fin des années 1980 avant d’aller travailler pour la télévision. Je me suis inspiré de la tournée de cette pièce pour créer ce personnage de comédienne un peu vidée. Ce n’est pas pour immortaliser à l’écran une partie importante de ma vie professionnelle que j’ai réutilisé ce spectacle, mais uniquement parce que le personnage d’Irène pouvait retrouver dans ses péripéties plusieurs échos à Sale affaire. »
Divers spectateurs sont invités à monter sur scène et interagir avec son personnage. Parmi eux, Dries, un fabricant de marionnettes géantes confectionnées pour les foires. Pour ces amuseurs tristounets, c’est le début d’une curieuse idylle aux rebondissements aussi nombreux que les arrêts sur l’itinéraire d’Irène. Cliché de la vie de tournée ? « L’histoire d’amour entre Dries et Irène aurait très bien pu se passer si celle-ci aurait voyagé en province avec une troupe, estime Moreau. Mais lorsque je me retrouvais seule après la représentation à écrire dans des cafés dansants où les personnes âgées vont trouver une dernière fois l’âme sœur, ça m’a inspiré la solitude de mon personnage. Le véritable prétexte, c’est l’amour… Les comédiens, c’est comme ça ! »
Si elle affrontait les spectateurs armée seulement d’une chaise, d’un fusil à l’eau et d’une serviette dont dépasse un poireau, Moreau s’est solidement entourée filmer les fabulations poétiques de ses souvenirs de cavale scénique. Dès le départ, elle fait appel au directeur photo Gilles Porte. « Gilles et moi, on se connaît depuis très longtemps. En fait, on a bossé près de cinq ans sur l’écriture du film, les repérages, etc. C’est une vraie collaboration, le film revient autant à lui qu’à moi. Et j’aime bien sa façon de filmer, il y a toujours ce sentiment que tout va basculer dans l’irréel… »
Et Moreau d’évoquer avec autant de tendresse le souvenir de son illustre producteur, juste avant sa disparition : « Le montage financier fut très difficile à solliciter, si bien que Gilles et moi nous sommes mis à cibler un producteur cowboy, et nous avons immédiatement pensé à Humbert Balsan. Son aide fut déterminante dans la concrétisation du film – c’était un fou de cinéma, un vrai ». Nul doute que la famille fraternelle de Moreau continuera à s’élargir, et la chaleureuse comédienne à faire résonner avec toujours plus de charme et de dignité sa propre voix dans le cinéma européen.
© 2007 Charles-Stéphane Roy