jeudi 5 juillet 2007

Critique "The Wayward Cloud"

The Wayward Cloud /
Un nuage au bord du ciel
de Tsai Ming-liang
2005
Paru dans la revue Séquences


Encore plus eau


On dit souvent que les auteurs au cinéma racontent sensiblement une seule histoire en ayant recours aux mêmes artifices d’un film à l’autre, politesse schématisant les tics et les obsessions jalonnant la routine d’une œuvre digne de ce nom. Si le cadre et l’expérience d’un individu peuvent évoluer, c’est à partir d’une seule parole et d’une sensibilité viscérale que la pensée peut suivre son cours. Il en est ainsi d’une œuvre qu’on apprécie comme l’affection portée à ses proches : malgré leurs qualités et leurs défauts, on en quitte parfois quelques-uns parce qu’ils ne correspondent plus à nos valeurs ou qu’ils auraient mal vieillis.


Notre lien à l’autre, sa pensée ou sa compagnie, tendent parfois à atteindre (ou non) un jour leur pleine mesure, un plateau de jouissance qui constituera une vitesse de croisière ou un état de grâce avant de connaître son inévitable déclin. Ce moment béni, le cinéaste Tsai Ming-liang l’a connu en 2003 avec son pinacle Bu San/Goodbye Dragon Inn, qui succédait lui-même à la voltige Ni neibian jidian/What Time is it There? sorti à peine deux ans auparavant.


Infatigable réformiste de l’art narratif, Tsai pousse encore plus loin sa proposition formelle dans The Wayward Cloud/Un nuage au bord du ciel, jusqu’au point où on se demande quel sera son prochain plateau. Suite informelle de What Time is it There?, le plus récent Ours d’Argent berlinois trace de manière radicale l’apogée de la signature du Maître taiwanais, emblématique d’un certain cinéma asiatique obsédé par la désincarnation née de la surconsommation ou de l’érotisme, le souci dans la composition du cadre, les mouvements de caméra réduits au minimum et la prérogative de l’émotion sur l’action.


Le film s’ouvre sur une scène choc : une femme nue est couchée sur un lit, une demi-pastèque entre les cuisses. Hsiao-Kang entre dans la pièce et se couche à ses côtés. Il lèche lentement le fruit puis y enfonce frénétiquement les doigts, au grand plaisir de la jeune femme. Hsiao-Kang est bien cet ex-vendeur de montres qui remettait toutes les pendules sur son chemin à l’heure de Paris, où étudiait une inconnue pour lequel il était tombé subitement amoureux. Il a depuis délaissé le commerce et s’est converti au porno.


Bien d’autres choses ont changé à Taipei depuis le retour de France de Shiang-Chyi : la ville doit composer avec une pénurie d’eau durant une canicule alors que se remplissent des bouteilles en plastique d'eau volée dans les toilettes publiques et que la télé incite les citoyens à boire du… jus de pastèque. Les gens ne se communiquent désormais que par des dialogues virtuels avec leur téléviseur. Durant d’étincelants interludes, on danse en jouant du parapluie, des hommes-lézards font des complaintes nocturnes dans des citernes sur les toits et on se coiffe d’un bonnet phallique sur des musiques du Shanghai des films des années 1930.


Le corps a pris toute la place et on ne vit que pour l’eau. Après la surabondance, le rationnement ; d’amour, il n’y en plus – la sécheresse des sentiments a créé un vide irrépressible. L’amour ne consume plus depuis qu’on consomme du sexe, toujours plus vite, toujours plus seuls. Puis Shiang-Chyi retrouve Hsiao-Kang endormi sur un banc. Ils se reconnaissent physiquement, mais sont devenus émotionnellement étrangers. Pourtant, quelque chose les attire l’un à l’autre, guidés initialement par l’absence de désir réciproque… ils mangent, se promènent, fument. Oser combler sa solitude, voilà peut-être l’ultime acte pornographique de ce nouveau siècle.


Rien donc de vraiment nouveau dans le monde de Tsai Ming-liang avec ce nuage supplémentaire dans un ciel déjà passablement rose et gris. Les désirs déçus de What Time is it There ? planent au-dessus des fantômes muets de Goodbye Dragon Inn comme une coda tout en crescendos, à la fois plus aboutie et moins déconcertante que dans les mesures précédentes. Et on rie comme jamais durant ce film 110 % plaisir aux plans plus étonnants les uns que les autres. Certes, les plans-séquences sans dialogues et l’ambiguïté des personnages ne s’adressent peut-être pas à tout le monde, mais avec autant de numéros musicaux, de sexe et d’humour, Un nuage au bord du ciel concilie rigueur et plaisir sans rendre de comptes ni aux adeptes, ni aux détracteurs du cinéaste d’origine malais. En frayant ainsi toujours en avant dans la même voie, Tsai demeure plus convaincant encore que la grande majorité des cinéastes jouant la carte de la rupture de ton à tout prix.


© 2007 Charles-Stéphane Roy