mardi 17 juillet 2007

Critique "Batalla en el Cielo"

Batalla en el Cielo
de Carlos Reygadas
2005

Paru dans la revue Séquences


La piété, mère de toutes les provocations


Carlos Reygadas avait un peu pris tout le monde par surprise en 2002 avec le solennel Japón, lente méditation sur la mort directement inscrite dans la lignée des Tarkovski, Angelopoulos et Kiarostami. L’essai auto-financé de cet ancien avocat avait profondément divisé la critique, qui vît en lui un poseur maniéré au talent brut, formidable cinéaste plus porté sur le grandiose que l’authentique.


Rien n’est moins vrai dans la suite à ce début grandiose, Batalla en el Cielo (Battle in Heaven), qui met en lumière de manière plus poussée encore cette dualité entre un formalisme triomphant et un détachement marqué envers des personnages peu aimables. Laissant les froides plaines désertiques de son premier long métrage à la faveur du sulfureux chaos de la ville de Mexico, le film magnifie certaines petitesses des pauvres comme le paroxysme de l’acte sexuel – là où on serait attendu à un objet tendant vers l’organique ou le spirituel, l’alternance entre les fellations mises en tableaux, le désoeuvrement généralisé des castes sociales inférieures, la cacophonie de pèlerinages monstre et les séances de levée et remisage du drapeau national en face du parlement ouvre la voie à une mise à plat purement oppositionnelle de situations déjà riches en malaises. Détracteurs comme dévots partageront bien une même perplexité quant aux intentions discutables nourries par Reygadas ; comment peut-on se laver les mains en manoeuvrant à travers autant d’impureté ?


Le film débute sur le visage pâti de Marcos, le grassouillet chauffeur d’un général chargé des cérémonies quotidiennes du drapeau mexicain. Le regard absent, Marcos semble figé durant la fellation que lui prodigue la fille de son employeur sous les violons fédérateurs d’une symphonie de Bach – filmée religieusement devant un fond gris évanescent, la scène, on le comprendra par la suite, évoque le paradis tel que se l’imagine Marcos dans ses rêves. Marié à une vendeuse itinérante obèse et colérique, Marcos s’impatiente à l’idée d’accueillir Ana, l’objet de son désir, à l’aéroport.


À l’insu de sa famille, Ana se prostitue pour de riches clients, et comme Marcos fait partie de son entourage depuis sa prime enfance, elle scelle son secret en lui offrant les services d’une collègue. Le secret que lui confiera Marcos, lui, est plus inavouable encore : sa femme et lui viennent de découvrir le cadavre du nourrisson de leurs voisins, qu’ils avaient enlevé afin de leur réclamer une rançon. Loin d’être troublée par sa confession, Ana s’offre plutôt à Marcos avant que celui-ci ne se rende à la police. Habité par la culpabilité, Marcos commet un geste irréparable avant de se joindre en désespoir de cause à une procession de fidèles en route vers la cathédrale de Notre-Dame-de-la-Guadeloupe, attendant son jugement décisif obtenu par son propre sacrifice.


On pourrait croire que la bataille du titre a plutôt lieu dans les rues de la capitale mexicaine, poisseuses ici, cossues un peu plus loin ; elle se joue toutefois entre les ambitions esthétiques du cinéaste et sa propension à se jouer des effets cartes postales. Si le film partage les cadrages chorégraphiés à la poussière près, les poussées lyriques et les interprétations naturelles de non-professionnels que ceux de Japón, on s’étonne que Batallaen el Cielo porte en lui tous les clichés qu’un étranger aurait pu emprunter pour peindre candidement les traits du Mexico moderne. Et Reygadas ne se gêne pas pour les pervertir à souhait : le foot, la basilique, les brocanteurs du métro, les complaintes chantées (« Saeta de la Virgen de la Soledad », l’incantation religieuse harmonisée aux scènes de culte pascal, est d’une bouleversante puissance), les rituels militaires et les prises de bec à fleur de peau entre automobilistes servent de toile de fond jamais dénaturées, mais souvent provocantes, où se relaient le pathétique, l’absurde et parfois même le scabreux.


Alors que Breillat, Gallo, Winterbottom, Bonello et plusieurs autres ont déjà imposé une sexualité frontale à l’écran, Reygadas tente ici de sexualiser sans détour les rapports qu’entretiennent les personnages entre eux. Marcos se décharge contre sa femme, mais subit passivement l’intimité que lui accorde Ana, pour qui le sexe est plus affaire d’échange prémédité, voire même d’offrande, que d’abandon. Mais il faut croire que le cinéaste n’a su retrouver cet instant de grâce si probant dans son premier film entre l’intention et la démonstration. Autant qu’il puisse remuer ciel et terre pour humaniser le répugnant comme le sacré, Batalla en el Cielo ne peut hélas s’empêcher de laisser passer le cinéma devant la compassion.


© 2007 Charles-Stéphane Roy