vendredi 11 mai 2007

Critique Trilogie Lucas Belvaux

Un couple épatant / Cavale / Après la vie
de Lucas Belvaux
2003
Paru dans la revue Séquences


Dominants, dominés


On conçoit traditionnellement une trilogie comme étant un ensemble d’éléments cohérents, chronologiques et interdépendants. Le Belge Lucas Belvaux, mieux connu pour son travail d’acteur chez Claude Goretta, Claude Chabrol et Jean-Claude Missiaen, a planché sur un concept selon lequel le tout est moins important que la déclinaison de trois parties en différents modes – ici des genres bien distincts : la comédie, le suspense et le drame.


Autour d’une même distribution, Belvaux a tourné un nombre strict de scènes, mais répétées en permutant le pivot dramatique autour des accusés, des coupables, des maris, des femmes, ou de purs inconnus. Le cadre de ce microcosme est un Grenoble apparemment sans histoire et son esprit communautaire, où la loyauté côtoie abruptement la détresse et l’isolement, soit autant de paradigmes ouvrant un champ de possibilités inouïes dans lequel Belvaux isola des natures bien distinctes – et souverainement antagonistes.


Au lieu d’explorer les carrefours du hasard à l’instar de nombre de ses contemporains, le cinéaste a saisi ici l’opportunité de rendre justice aux motivations profondes habitant ses personnages en leur offrant une plateforme idéale, qui s’apparente au concept de spin-off américain, soit un film par tandem et autant de reconfigurations de tandem d’une modulation de situation à l’autre. La conjointe du couple épatant du premier segment devient objet de désir du mari de sa collègue dans le troisième ; le cavaleur du second film servira d’approvisionneur pour la femme du flic dans le troisième, et ainsi de suite.


En naviguant de la sorte entre l’avant et l’arrière plans, Belvaux semble suggérer un système narratif s’occupant équitablement du centre et de la périphérie des situations et des personnages, mais il va de soi que ce système ne sera jamais clos tant la complémentarisation des éléments est infinie. Il en est également ainsi du temps, le diégétique comme le réel, confiné à boucler les événements dans leur ordre chronologique, résultant en une répétition forcée et quelque peu ennuyeuse de l’ensemble des intrigues dès le visionnage des 2e et 3e films.


Peu importe le changement de rythme, de perception ou de performance des protagonistes, il n’en demeure pas moins qu’il était hasardeux au départ de prétendre susciter chez le spectateur la même ouverture – et le même effet de surprise – trois fois de suite, même lors de scènes clé ! Car malgré ce désir d’autonomie, l’acte même de détripler un nombre substantiel d’éléments dramatiques, fort louable au demeurant, suggère irrémédiablement une absence de totalité intrinsèque à tout film, surtout si les parties relèvent plus d’un découpage en variations qu’en actes.


L’objectif d’en tirer trois films autonomes demeure également inabouti à cause de la composition même du noyau de l’entreprise : les personnages. Leur propre autonomie – ou potentiel de « personnage principal » – présupposait soit une personnalité hors du commun, soit un environnement trouble à souhait, et peu d’entre eux furent en mesure de répondre au moins à l’un de ces critères, d’où la boiteuse pertinence de leur systématique présence, voire leur interférence dans chacun des segments.


À cet effet, Belvaux s’est réservé le personnage avec le plus de consistance, le terroriste Bruno Le Roux au centre du second volet. Viennent ensuite la méconnaissable Dominique Blanc avec sa saisissante interprétation d’une bourgeoise morphinomane et le solide Gilbert Melki, dans la peau de son flic de mari torturé, tandis qu’à l’autre bout du spectre se tient Ornella Muti, dont ni le rôle ni la (les) performance(s) ne suscitent la curiosité, et ce encore moins dans les trois films.


La section la plus aboutie de cette trilogie reste Cavale, vraisemblablement le second chapitre si un ordre quelconque venait à régir la série. Un suspense banlieusard réussi, ça ne court pas les rues ! Cavale possède sa propre identité, son propre ton et, surtout, un personnage central fort exposé de manière particulièrement inusitée : initialement privé d’informations, on lui attribue d’emblée une certaine ambiguïté dans ses rapports et ses intentions, mais au fur et à mesure que l’implacabilité de ses desseins se dévoilent, le personnage révèle une unidimensionnalité particulièrement troublante tant son désir de vengeance régit la totalité de ses actions.


Le film permet également d’exposer avec une certaine acuité le milieu de la petite pègre transalpine, celui où la simple présence d’un fugitif remet soudainement en jeu les magouilles de ruelles dont sont vautrés policiers et caïds provinciaux. Et ce fugitif, qui connaît l’endroit comme le fond de sa poche, mène anciens collègues de tranchées comme flics débordés dans une escalade de chantage et d’escarmouches malgré sa profonde mésadaptation au nouveau contexte social, radicalement différent de celui vécu avant son séjour derrière les barreaux 15 ans plus tôt.


Cette situation devient rapidement riche en décalages idéologiques et méthodologiques, alors que ce Bruno Le Roux, fidèle aux revendications prolétaires de la fin des années 1970, mène sa nouvelle campagne avec la même stratégie (bombes, menaces, fusillades) qu’à la belle époque, mais cette fois seul contre tous, avec cette folie et cette efficacité propres aux illuminés. Et cette descente aux enfers, malgré les embourbements nécessaires à son adhésion narrative au triptyque, reste une odyssée captivante, imprévisible comme Le Roux mais cohérente de ton, largement alimenté par des cadres soignés aux hors-champs toujours inquiétants et une utilisation élaborée de la bande son, d’une précision implacable. Le résultat demeure à mille lieues de tous les Roberto Succo européens.


Au-delà des zones poreuses de l’ensemble de la composition et cette prétention à lancer tous les rôles secondaires sur le devant de la scène, la trilogie Un couple épatant – Cavale – Après la vie met peut-être à jour le rêve caché de tout cinéaste : avoir la chance de mettre à l’écran trois versions non finales du même scénario, comme autant de chances de toucher la cible en capitalisant sur plus d’une alternative et d’un registre. Et que dire de cette étrange démarche visant à faire passer de la répétition pour de la simultanéité – en supposant une hypothétique triple projection – serais-ce un autre fantasme de metteur en scène obsédé par la multi temporalité ?


Belvaux a réalisé le même projet que le Time Code de Mike Figgis, où la vie de quatre individus était transposée dans un quart d’écran en même temps, à la différence que ces vies sont isolés par des temps écrans distincts chez le cinéaste belge. Peu importe quelle est la formule la plus efficace, l’essentiel réside dans la complexité des émotions, que le spectateur déchiffre pas à pas grâce à ces faux « raccords » psychologiques d’une œuvre à l’autre – lors des chevauchements de rapports dominants-dominés entre autres – et qui atteint dans cette démarche particulière un degré d’aboutissement peu commun.


© 2007 Charles-Stéphane Roy