mercredi 9 mai 2007

Critique "Being John Malkovich" de Spike Jonze

Being John Malkovich
de Spike Jonze
1999
Paru dans Ciné-Bulles


Ou Se payer sa tête


La publicité et le vidéoclip - mondes siamois à plus d’un égard - ont engendré des cinéastes (on n’a qu’à penser à Steven Fincher ou Tim Pope) ayant été recruté pour leur savoir-faire visuel et leur rythme épileptique au détriment de contenu réellement novateur; de la révolution télévisuelle à la révolution cinématographique, deux visions artistiques ne semblaient pouvoir se conjuguer. Spike Jonze, réalisateur surdoué de pubs adulé par les adeptes de MTV (il a oeuvré pour les Beastie Boys, Daft Punk et Fatboy Slim, entre autres), effectue sa percée dans le long métrage en proposant une fable complètement éclatée sur la célébrité, l’identité et la jalousie.


Being John Malkovich est une oeuvre carrément sidérante qui étonne autant par sa richesse narrative, l’ingéniosité de sa mise en scène que l’incongruité de son sujet. En fait, rares sont les films où chaque scène renverse les attentes spectatorielles sans que soit sacrifié sur l’autel de la sacro-sainte intrigue son noyau narratif. Ce film, qui déploie un arsenal gargantuesque d’idées - ayant pu efficacement constituer les prémisses d’une quinzaine de longs métrages - parvient néanmoins à conserver une certaine cohérence formelle permettant une compréhension limpide du récit au-delà d’un vulgaire amalgame ludique de vignettes visuellement géniales mais narrativement isolées. Et, par-dessus tout, confirme une appréhension toute hollywoodienne: être John Malkovich n’est pas une sinécure.


Le point de départ à cette folle odyssée se nomme Craig Schwartz (John Cusack... mais est-ce bien lui ?), un habile marionnettiste expérimental dont les représentations d’Abélard et Héloïse ne rencontrent que le mépris des passants new-yorkais. Afin de revitaliser sa relation platonique avec la candide Lotte (Cameron Diaz... mais est-ce bien elle ?), il accepte d’éplucher des dossiers pour le compte d’une firme se situant au septième étage et demi d’un édifice à bureau, où il doit affronter un patron vulgaire et mystérieux, une secrétaire sibyllinement sourde ainsi que Maxine (Catherine Keeler, plus vamp que jamais), une consoeur de travail aiguichante qui s’amuse à repousser ses téméraires avances. En déplaçant un classeur derrière lequel s’est échu une chemise, Craig emprunte un tunnel débouchant dans l’esprit de John Malkovich (John Malkovich... c’est bien lui !).


Au bout de 15 minutes, il se retrouve éjecté sur les rives du New Jersey et, à l’instar du spectateur, commence à se demander dans quelle galère il s’est engagé. En tentant de tirer profit de cette expérience afin d’impressionner la manipulatrice Maxine, Craig se retrouve entraîné malgré lui à la codirection d’une entreprise de récupération mercantile de cet accès au cerveau du célèbre acteur, si bien qu’une horde d’individus mal dans leurs peaux fait rapidement la file à tous les soirs pour s’offrir le grand frisson extrasensoriel. L’ironie ne s’arrête pas là: n’éprouvant plus la sensation d’être le locataire exclusif de son esprit, Malkovich se déguise en quidam (!) afin de perquisitionner le holding mental dont il est fortuitement l’otage. Bien mal lui en prend alors qu’il pénètre les méandres de sa conscience dans l’une des scènes les plus renversantes que le cinéma américain nous ait donné: l’acteur se retrouve dans un restaurant achalandé où tous portent ses traits et où le langage tient en deux mots: « John Malkovich » ! Terrorisé par cette expérience d’auto-possession, l’acteur menace d’engager des procédures judiciaires afin de récupérer les « droits » sur sa tête.


Il est presque impossible de recenser l’ensemble des éléments constituant Being John Malkovich. Le scénario de Charlie Kaufman fait en ce sens table rase des conventions schématiques classiques tant par son efficacité à enjamber un nombre ahurissant de situations à la fois comiques, dramatiques et fantastiques, qu’à hausser avec une agilité déconcertante le niveau d’intensité et de complexité de son récit dans la seconde portion du film. Kaufman pousse l’expression « être mal dans sa peau » à un degré tel qu’il incite le spectateur à s’interroger sur le principe fondamental de personnalité « pure »: existe-t-elle ? Comment nous définissons-nous, par ce que nous croyons être, ou par ce que nous aspirons à être ? Qui est John Malkovich, par-delà un nom et une enveloppe de chair ? En se soustrayant à la tentation de répondre dans une mesure absolue à ces questions, le scénariste renvoie plutôt au public une image réflexive de notre ambition à être quelqu’un d’autre par un singulier procédé en abîme. Il devient ainsi plutôt curieux d’observer Malkovich incarnant tantôt une facette de sa personnalité publique (l’acteur rigoureux et distant), et épousant plus tard les traits de caractère de Schwartz, qui est parvenu entre-temps à l’habiter de façon permanente. Et que dire de Maxine, qui ne peut aimer Craig et Lotte que s’ils investissent la pensée de l’acteur: elle fait ainsi l’amour à deux personnes à la fois! Il demeure effrayant d’imaginer notre propre existence ainsi contrôlée par une présence inconnue à notre insu...


Si Being John Malkovich s’évertue à n’épouser aucun lieu commun dramatique, il le fait avec une visée esthétique qui, à son tour, vient déjouer les attentes que ce type de film halluciné conditionne au sein du public. Oubliez les décors baroques de Tim Burton et la palette de couleurs anarchique de Terry Gilliam: Jonze conserve profil bas au niveau des costumes et des décors, incroyablement réalistes, et prend une manifeste satisfaction, tout comme le David Lynch de Blue Velvet et le David Cronenberg d’eXistenZ, à déconstruire toute représentation photogénique de ses acteurs. John Cusack et Cameron Diaz, en plus d’affectionner une garde-robe d’un goût douteux, offrent des prestations à mille lieux de leurs personnages habituels de yuppies sans relief, si bien que chaque performance demeure en symbiose avec l’une des idéologies centrales du film, à savoir que chaque individu aspire à déjouer et contrôler l’impression qu’il produit sur autrui.


Le cinéaste assure au récit peu de temps faible ou carrément mort par un dosage savamment orchestré entre un montage serré mais nullement agressant, de modestes mais efficaces effets spéciaux ainsi que de tranchants échanges. La scène où Craig tente d’engager la conversation avec Maxine dans un bar est d’une exécution irréprochable: alors que cette dernière demande à Craig s’il est marié, le séducteur répond: « Oui, mais assez parlé de moi »; après quoi Maxine s’informe de son précédent emploi, et aussitôt la réponse (« Marionnettiste ») surgie, la courtisée réclame l’addition ! À cela s’ajoutent les quiproquos entre Craig et la secrétaire, suite de phrases incohérentes, tordues et parfaitement inutiles destinées à combler une communication déficiente d’ordre professionnel, à la manière des meilleurs dialogues de Pierre Richard.


En fait, l’une des seules références manifestes dans Being John Malkovich demeure l’humour absurde des premiers Monty Python et Woody Allen: un bureau au plafond situé à moins de six pieds du sol, la représentation théâtrale d’une marionnette de 50 mètres manipulée du haut d’un pont, ainsi qu’un singe capable de flash-backs dénotent l’imagination débridée du tandem Jonze-Kaufman, qui profitent de cette surenchère comique pour catalyser (et non capitaliser) la progression de l’histoire. Combien pouvons-nous relever de films américains auyant osé à la fois proposer un produit hors-normes, traiter de sujets sociaux d’actualité et revitaliser un genre tout en offrant un bon caméo à Charlie Sheen ? Il faut maintenant se demander s’il est possible à son auteur de rééditer cet exploit. Mais pour cela, il faudrait savoir ce que se passe dans la tête de Spike Jonze.


© 2007 Charles-Stéphane Roy