jeudi 10 mai 2007

Cannes 02 : Un certain regard

55e Festival de Cannes - Un certain regard
2002
Paru dans la revue Séquences


De la marge se profile parfois l’horizon


La sélection officielle du Festival de Cannes s’enorgueillit de proposer une section qui ose et complémentarise son impériale Compétition en prospectant des oeuvres issues de jeunes filmographies. Mais qu’en est-il dans les faits ? Ce regard oblique, ne le retrouve-t-on pas déjà dans les récoltes de la Quinzaine des Réalisateurs ou de la Semaine de la Critique ? Tandis que chacune de ces sections périphériques joue du coude et du mollet afin de dénicher LE talent brut, on devine aisément la préférence marquée des producteurs pour cette vitrine spécifique, porte d’entrée vers une éventuelle sélection en Compétition officielle.


À titre d’exemple la présence cette année à Un Certain Regard de Avazhayé Sarzaminé Madariyam (Les chants du pays de ma mère) de Bahman Ghobadi, Caméra d’Or 2000 avec son Un temps pour l’ivresse des chevaux réquisitionné... à la Quinzaine des Réalisateurs. En occupant ainsi le centre et la périphérie, les regards certains et certains regards, l’équipe de Thierry Frémaux s’assure une visibilité tout azimuts en prenant soin de ne s’aliéner ni l’industrie, ni la relève.


La section vise large et tient compte autant des nouvelles tendances et des mouvements prometteurs que des cinématographies en plein essor. C’est dans cet esprit que l’on a pu remarquer un essai formel chaotique (Ten Minutes Older de Victor Erice, Werner Herzog, Jim Jarmush, Chen Kaige, Aki Kaurismäki, Spike Lee et Wim Wenders), un portrait faussement biographique (Madame Satâ du Brésilien Karim Aïnouz) ainsi qu’un doublé mélodramatique (Ítíraf (Confession) et Yazgi (Le destin) du Turque Zeki Demirkubuz).


Par ailleurs, la percée du film de genre initiée entre autres l’an dernier avec Kaïro de Kurosawa Kiyoshi fut confirmée cette année avec le fluide Double Vision du Taïwanais Chen Kuo-Fu, un suspense produit par l’aile asiatique de Columbia Pictures. La présence de l’acteur David Morse trahit d’autant plus l’influence de la série B hypertechnologique yankee, juxtaposée ici à de macabres superstitions millénaires. Ce récit de meurtres et de rituels en apparence inoffensif révèle lentement une nature pamphlétaire autrement acerbe sur l’interventionnisme américain, la prolifération des sectes, le carriérisme et le fétichisme psychotropique à l’aide d’une mise en scène conventionnelle mais efficace.


Dans un créneau tout aussi populaire, le drame de moeurs El Bonaerense de l’Argentin Pablo Trapero suit en filiation directe la vague néo-réaliste sud-américaine des dernières années au même titre que La Libertad, présenté dans la même section l’an dernier et sur lequel Trapero agissâ à titre de producteur. Sur un schéma classique d’affirmation personnelle, le film suit le destin de Zapa, un candide serrurier de village qui se retrouve du jour au lendemain à l’école constabulaire du Bonaerense, le service de police de Buenos Aires, le plus controversé d’Argentine.


Candide mais pas fou, Zapa fraie non sans heurts à travers la corruption, l’injustice et l’abus de pouvoir. Son exutoire sexuel avec sa supérieure Mabel, sa rude ascension à travers les politiques internes douteuses et sa formation sur le terrain deviennent autant de morceaux d’une vie sans bravoure ni lâcheté captés avec un souci documentariste fort bien exécuté. À l’heure de la suprématie des auteurs sur les corpus nationaux, voici un film d’une autre époque aussi actuel qu’accessible qui vient s’inscrire en parfaite continuité avec les démarches de ses compatriotes Adrián Caetano, Lucrétia Martel ou Lisandro Alonso.


La sélection d’Atanarjuat l’homme rapide de Zacharias Kunuk l’an dernier à Un Certain Regard — et son impressionnant parcours par la suite — permis au monde entier de découvrir le cinéma inuit. Cette année, ce fut au tour de la Syrie de profiter de la plateforme cannoise avec le tapageur et sordide Sundûq Al-Dunyâ (Sacrifices) de Oussama Mohammad et ainsi attirer l’attention de l’industrie sur un pan méconnu de la production arabe. Baroque et théâtrale, cette démonstration de despotisme patriarcal est située dans une maison rurale à l’orée d’une magnifique campagne dans laquelle se réfugient momentanément les enfants d’un régime d’intimidation brutal.


Chez Mohammad, l’art est opposition et son récit illustre avec de bien lourds sabots les véhémentes confrontations entre la nature sauvage des dauphins du père et la douloureuse soumission des coeurs purs au sein de cette horde déjantée. Le constat est simple: le pouvoir est la forme la plus aboutie de la violence, et la famille demeure la structure où peut s’échafauder le plus naturellement possible l’application de cette violence. La grande force de ce film éprouvant réside toutefois dans la poésie de ses contrastes: rude, organique, politique ou survolté, Sacrifice est tout cela et son contraire. Pas surprenant que le cinéaste ait subi les foudres de la censure syrienne... avec un traitement aussi radical, on prédit également de nombreux maux de tête pour l’AMIP, son vendeur international.


Le Tadjikistan, peu représenté dans le circuit festivalier, a eu lui aussi pignon sur la Croisette en 2002 avec le chaleureux Farishtay Kifti Rost (L’ange de l’épaule droite) de Djamshed Usmonov. Le Tadjik bénéficia de l’aide de plusieurs amis... italiens, français, néerlandais et suisses afin de mettre sur pied cette chronique sociale autour du retour d’un gredin de première classe dans son village natal. En mal d’ennemis, il négocie avec ses créanciers les frais d’agrandissement de la porte familiale afin que le cercueil de sa mère mourante puisse y passer convenablement !


Le regard d’Usmanov, abaissé sur la triste banalité d’une situation courante, devient à son tour cet Ange de l’épaule droite, juge de la moralité d’un peuple laissé pour compte où la dernière instance sacrée reste le petit négoce à l’habitant. L’humour de la matriarche, qui organise ses propres funérailles, constitue un heureux contrepoint à l’apiternoiement généralisé de ce film sobrement inspiré de légendes locales qu’un Satyajit Ray n’aurait pas détesté. Vivifiant.


Pour conclure, un sérieux avertissement: surveillez de près les films thaïlandais lors des prochains festivals locaux. Modernes, rafraîchissants et un brin mélancholiques, ces derniers ont le vent dans les voiles. Après l’éblouissant Tears Of The Black Tiger de Wisit Sasanatieng (voir le numéro précédent) l’an dernier et le tonique Mon-rak Transistor de Pan-ek Ratanauang présenté simultanément à la Quinzaine, voici qu’un plaisir inattendu surgit de la caméra de Apichatpong Weerasethakul, Sud Senaeha (Blissfully Yours). Sensoriel et naturaliste à souhait, le film est néanmoins issu d’une réalité beaucoup moins exotique, le sort des immigrants birmans illégaux. Il faut observer toute la tendresse émanant du traitement dévoué que Roong, une adolescente thaï, alloue à Min, son amant clandestin.


Après une heure entière consacrée aux soins et préparatifs minutieux d’un pique-nique secret dans la jungle, le couple prend la clé des champs; avant, les faux semblants et après, la libre découverte de l’autre. Coïncidence: le générique initial apparaît à cet instant précis ! Ainsi débute une déconcertante démonstration de pudisme, tandis qu’au bord d’un ruisseau, le couple s’abandonne lentement l’un à l’autre. Ce dépouillement intime, d’une délicate justesse, illustre à merveille ce micro-cinéma (à l’instar de l’intimistissime camel(s) du Sud-Coréen Park Ki-yong) où, alors qu’il ne se passe presque rien, la caméra se retourne vers le plus complet dénuement de l’âme: entre deux films « tendance » de la Compétition officielle, y a pas mieux. Comme quoi il fait bon passer de temps à autre à l’est du Grand Théâtre Lumière.


© 2007 Charles-Stéphane Roy