lundi 21 mai 2007

Critique "Coffee and Cigarettes"

Coffee and Cigarettes
de Jim Jarmush
2004
Paru dans la revue Séquences


Mégots sucrés, ragots fanés


On boit un peu, on fume pas mal et on parle énormément dans ce film de Jim Jarmush, le monarque déchu du cinéma indépendant américain durant les années 1980. En effet, le cinéaste à la chevelure platine a perdu passablement de lustre durant la décennie suivante, à l’instar de son contemporain Spike Lee, dont il rend hommage dans deux vignettes à l’aide de son frère Cinqué et de sa sœur Joie.


On doit ainsi considérer ce Coffee and Cigarettes comme une pause, question de regarder le chemin parcouru et de se refaire la main avant de continuer. Conçu avec la participation des comédiens disponibles sur la plupart des plateaux de ses propres films au cours des dix-sept dernières années, le film témoigne ainsi des principaux jalons d’une œuvre homogène dans son excentricité, et linéaire malgré une facture souvent gavroche.


En 1986, Saturday Night Live commande à Jarmush un court métrage pour une éventuelle diffusion durant l’émission : ce sera Coffee and Cigarettes, rebaptisé ici Strange to Meet You, autour d’une absurde conversation entre le sinistre Steven Wright et la tornade Roberto Benigni, un duo dépareillé au possible qui s’échange un rendez-vous chez le dentiste contre un conseil fumant (boire du café avant d’aller au lit provoquerait des rêves plus rapides). Le ton était donné, et le cinéaste remettra ça trois ans plus tard durant le tournage de Mystery Train en faisant appel à Steve Buscemi dans Memphis Version, renommé ici Twins, où il est question du jumeau diabolique d’Elvis Presley.


Suivront successivement Somewhere in California (prix du meilleur court métrage au Festival de Cannes en 1993) mettant en vedette Iggy Pop et Tom Waits, une joute mesquine où chacun, parfaitement conscient de son propre statut d’icône rock, tente d’impressionner l’autre avec une série de répliques assassines ; puis deux autres saynètes avec Alex Descas et Isaach de Bankolé – découverts par Jarmush chez Claire Denis – et Renée French, auteur de bandes dessinées underground au Village Voice. Le cycle fût complété près d’une douzaine d’années après en deux petites semaines et s’attira d’ambivalentes critiques lors de sa première à la Mostra de Venise l’an dernier.


Ces courts métrages à la simplicité presque scolaire permettent au mieux de capter toute la futilité d’un moment de détente et de rencontre dans un café, et au pire de subir quelques instants de banalité presque gênants entre des personnages qui n’ont rien de valable à se dire. Certaines séquences émergent du lot au plan dramatique, comme la rencontre ponctuée de malentendus entre deux amis de longue date qui n’ont plus grand-chose à se raconter, où le double inconfort de Cate Blanchett, prise à incarner une version glamour de sa personnalité et une autre plus marginale lors d’un fascinant simulacre d’affrontement d’actrices.


Suivent de près la sympathique intervention des rappeurs RZA (arborant une tuque de Ghost Dog) et son comparse GZA auprès de Bill Murray, feignant d’être devenu garçon de table dans un salon de thé (s’abreuvant à même un silex, il se fait plutôt conseiller de se gargariser avec du produit pour nettoyer le four afin de se débarrasser de sa toux) et le brillantissime échange entre Alfred Molina et Steve Coogan, puant d’arrivisme, dans une vignette ponctuée d’exquises chutes narratives et de réelles performances d’acteur. Car utiliser des musiciens (comme Jack et Meg White, des White Stripes) que l’on admire est en soit un geste louable, mais encore faut-il qu’il puissent être en mesure d’offrir quelque chose de frais ou de dynamique, ce qui n’est pas toujours le cas ici.


Si la proposition de départ appelait une approche formelle épurée et répétitive, c’est exactement dans cette optique que Jarmush et ses illustres directeurs photo (dont Tom DiCillo, devenu cinéaste, et Frederick Elmes, qui travailla sur les premiers films de David Lynch) purent constituer des liens et recoupements entre les scènes durant ces dix-sept années. Le noir (caféiné) et blanc (des blondes grillées) aplanit les traces du temps tandis que les plans rapprochés entre tous ces duos d’acteurs confèrent à la scénographie à la fois un effet de proximité et un certain cloisonnement qui contribue à l’aspect irréel de l’ambiance créée. La sélection musicale, force vive et omniprésente du film, vient enfin parfaitement lier les relations entre les personnages et les vignettes entre elles, tel un juke-box à la fois chaleureux et tintamarre contenant toutes les dépendances et autres plaisirs quotidiens provenant de ces doux poisons lents.


© 2007 Charles-Stéphane Roy