vendredi 11 mai 2007

Critique "L’homme sans passé"

L’homme sans passé
de Aki Kaurismaki
2002
Paru dans la revue Séquences


Entre bravoures et bavures


Kaurismäki cultive l’oxymore avec une acuité qui en agace plusieurs, et avec raison. Personnage bruyant et désinvolte issu d’une culture adepte d’allégories et de retenue, propriétaire d’un restaurant, collectionneur de voitures anciennes, cynique humaniste; l’insaisissable cinéaste possède la rarissime qualité de réaliser des films à la fois fortement codifiés et absolument inutiles, touchants et cartésiens, sociaux et prodigieusement amoraux… Si le quidam au centre du film ne se souvient plus de son passé, le cinéma de Kaurismäki, lui, évoque subtilement le cinéma d’antan, que ce soit les clivages de classes de Jean Vigo, la mélancolie de Charles Chaplin ou les chemins de croix de Lindsay Anderson.


Visiblement interpellé par la paupérisation, Kaurismäki injecte à son (apparent) désespoir une inattendue tendresse ainsi qu’un réel désir de bonté. On connaissait déjà son admiration pour les personnages destitués de leur dignité, voilà maintenant que l’on découvre sous le marbre des visages la force de l’Humble, celui qui agit sans autre repère que celui de sa persistante marginalité civile. Pour parvenir à conjurer le sort de ces destins de fortune, L’homme sans passé prend un malin plaisir à pasticher à l’extrême les composantes les plus rebutantes du cinéma nordique traditionnel – statisme, distanciation, inexpressivité – pour éventuellement les transcender en resserrant le rythme à l’étape du montage, la véritable mise en scène du film tant le scénario dicte la caméra et le jeu des acteurs.


Cannes fut à demi convaincue, et c’est bien dommage car voilà sans doute le film le plus pince-sans-rire que le cinéma européen n’ait jamais produit et un exemple de ce que l’on pourrait appeler une « sur-modernité » (ce classicisme purifié à l’extrême, jusqu’à son propre contre-emploi) en marge des courants actuels, dont le plus proche parent serait le corpus d’Abbas Kiarostami.


Le présent de cet homme (Markku Peltola, avec ses traits candides et son air détaché à la Jean-Pierre Léaud) débute par un passage à tabac durant lequel il devient amnésique. Recueilli par les habitants d’un bidonville à même un chantier de construction en bordure de Helsinki, l’homme poursuit un chemin en ligne droite, sans s’attarder à regarder derrière. Autour de lui, des pauvres pactisent quelques plaisirs et services propres à leur miséreuse condition, isolés d’une capitale qui les a oubliés. Plus importante que la richesse sera la reconquête des valeurs empathiques animant cette communauté à part entière, avec ses séances de petit négoce, ses bals sur des monticules d’ordures et ses potagers à quatre pommes de terre.


Sans se poser de question, l’homme sans passé devient du coup sans remords, sans poids, sans préconçus et sans peur; étant lui-même exclu de sa propre mémoire, il devient le marginal entre les marginaux. Loin de tomber dans la stricte métaphore urbaine, Kaurismäki poursuit à travers ce microcosme son exploration d’une Finlande parallèle, errante, tristounette sans être misérable, finalement plus humainement dégourdie que celle des contribuables. Après tout, il lui était prédestiné d’aborder le chômage après son cycle sur la classe ouvrière (Shadows in Paradise / Ariel / La petite fille aux allumettes). Prenant parti d’une amorce jumelle à celle de Juha, L’homme sans passé envisage désormais la ville comme lieu de transition drastique, mais somme toute positif.


Admirateur d’Ozu et des Dardenne, Kaurismäki n’hésite pas non plus à préciser au fil de ses films sa rhétorique ascétique, véritable opération de purification tout azimuts au cœur de sa démarche. À la froideur de la performance de ses acteurs se substituent ici une fois de plus de vibrants contrastes de couleurs et d’éclairage, souvent incohérents ou irréalistes lorsque isolés mais toujours fidèles à cet esprit d’opposition d’éléments non expressifs, d’où renaissance d’expression. Idem avec son travail sur l’interprétation (n’oublions pas que Kaurismäki se promène également devant les caméras depuis 1980) menant à un démantèlement toujours plus obtus des dispositifs démonstratifs chez l’acteur, principalement chez Markku Peltola, bonze de l’immobilisme facial, et Kati Outinen, légèrement plus spontanée à cet effet (que faut-il alors penser de son prix d’interprétation à Cannes ?).


Une fois de plus, leur jeux respectifs s’entrechoquent et ne servent en première instance qu’à provoquer de nouvelles relations avec les décors, les éclairages et le montage, également élaborés dans cette optique particulière. Exaspérant pour le spectateur, tout cela ? Certes. Mais perdre patience avec le sourire, avouons que cela ne se produit pas tous les jours.


© 2007 Charles-Stéphane Roy