jeudi 10 mai 2007

Critique "Mariages"

Mariages
de Catherine Martin
2001
Paru dans la revue Séquences


Le devoir des désirs


Lorsque paru en 1998 le magnifique Les dames du 9e, un documentaire sur les employées du mythique restaurant trônant au sommet de l’ancien immeuble Eaton, Catherine Martin manifestait déjà une belle assurance dans sa démarche et un profond respect envers ces serveuses d’une autre époque. Mieux encore, on senti qu’elle avait assimilé parfaitement l’esprit des lieux et l’avait traduit en images avec une compréhension de l’acte documentaire fort maîtrisée. Son regard quasi cérémonial sur ce microcosme spatio-intemporel trouve aujourd’hui écho dans Mariages, un premier long métrage intimiste fort réussi.


Cette quête d’identité parcourue sur le sentier de la découverte du corps et des racines, la cinéaste la voulue volontairement éclairée par l’instinct et l’émotion, loin du chemin de croix propre aux récits québécois de l’ère post-victorienne ou de la confrontation hostile avec l’autre. Au-delà des règles de conduite sociales et familiales de la fin du XIXe siècle où l’abnégation de soi demeurait la valeur absolue, Mariages expose le destin d’un être en devenir, chevauchant deux âges et deux conditions, et farouchement décidée à laisser éclore les nouveaux sentiments qui l’habitent.


Yvonne (Marie-Ève Bertrand), cette courageuse jeune femme, habite une petite communauté rurale québécoise avec son père Auguste (Raymond Cloutier) et ses soeurs Thérèse (Mirianne Brûlé) et Hélène (Guylaine Tremblay). Cette dernière déploie une autorité froide et calculée masquant mal l’amertume qui l’habite depuis la disparition de leur mère et le remariage de leur père, si bien qu’elle s’accorde le rôle de matricarche de la famille avec un panache bienveillant. Hélène somme la jeune Thérèse d’épouser l’évanescent Charles (David Boutin) et destine la rêveuse Yvonne vers le couvent. Follement éprise de l’objet de son désir, Yvonne s’en remettra à sa tante Maria (Hélène Loiselle) afin de rencontrer Charles à l’abri des regards puritains de la communauté. Régie par les pulsions qui l’envahissent et soumise aux moeurs strictes étrangères à sa volonté, Yvonne lorgne par dessus tout une indépendance qu’elle acquérera au prix de nombreux sacrifices.


Il y a dans Mariages un fabuleux défi, celui de définir l’état d’esprit d’Yvonne par l’apprivoisement de ses désirs. Si elle réclame les rênes de son destin, c’est principalement parce qu’elle est « faite pour l’amour » et que les émotions l’habitant lui sont interdites à l’intérieur du rôle que lui ont réservé sa soeur et son entourage. L’urgence d’épanouir son coeur l’oblige en ce sens à contourner les conventions afin d’atteindre son idéal amoureux. Le traitement de l’éclosion de la sexualité d’Yvonne en est un typiquement québécois, à la fois singulier et paradoxalement tributaire de cette époque sobre et réservée: une pudeur distanciatrice émane des rapports charnels entre Yvonne et Charles, puis de nombreuses séquences durant lesquelles la jeune femme s’abandonne aux émotions d’un corps sensible à la nature et à l’homme revêtent le voile de la suggestion avec poésie et sensibilité.


Au coeur de ce récit précis et sensuel se profile Marie-Ève Bertrand, une solide actrice au diapason de son personnage, dont le jeu exploite parfaitement ce délicat équilibre entre l’abandon et la retenue, l’apprentissage et l’affirmation de soi. Ses confrontations douces-amères avec sa soeur aînée Hélène, interprétée par une Guylaine Tremblay contenue de colère sourde, constituent de probants tableaux des us familiaux de l’époque, marqués par une intransigeante piété et le cloisonnement social. Et pourtant, de ces mariages de raison entre Hélène et ses deux soeurs, Thérèse et Charles, puis Yvonne et Dieu, jamais ne transparait une quelconque condamnation ou dénonciation du mode de vie de cette époque, la cinéaste préférant relever minutieusement les conséquences face au devoir et aux choix entre des personnages de sexe, d’âge ou de statut différents.


L’intelligence du scénario réside ainsi dans sa réappropriation lumineuse d’une sombre période repliée sur elle-même où l’être civilisé subissait pour une dernière fois l’influence de la nature sur ses comportements, avant que l’idéologie industrielle n’assure complètement l’illusion qu’il l’avait à tout jamais domptée.


Soulignons enfin la participation de l’incontournable Jean-Claude Labrecque à la caméra, effacée et efficace, ainsi que la superbe direction artistique d’André-Line Beauparlant (Le polygraphe, Histoires d’hiver et La femme qui boit), élaborée autour des tableaux des scandinaves Munch et Hammershoi, d’archives et de photos naturalistes, qui ont réussi à constituer un portrait fidèle et évocateur de l’imagerie post-victorienne, à la fois rude et soignée. Une fois de plus, Catherine Martin a atteint l’adéquation idéale entre la matière et sa représentation, affichant une aisance assumée empreinte de simplicité, inspirée sans doute des mêmes valeurs humanistes que son héroïne. Une agréable réussite.


© 2007 Charles-Stéphane Roy