jeudi 10 mai 2007

Critique "L’emploi du temps"

L’emploi du temps
de Laurent Cantet
2002
Paru dans la revue Séquences

De l’entreprise de la fuite aux bénéfices du doute


Vous êtes un représentant des Nations Unies alerte et humaniste, vous arpentez la Suisse des fortunés, concluant de lucratives affaires avec vos anciens collègues de l’Université. Vous vous sentez léger, pleinement en possession de vos moyens. Des parents admiratifs et une compagne solidaire secondent vos ambitions, louangent votre sens du devoir et épousent vos convictions. Néanmoins, un malaise persiste et vous pertube l’existence. Qu’êtes-vous devenu, Vincent Renault ?


Surplombant un sourire inquiet, votre regard vide trahit une absence sourde. Que les responsabilités vous ont empoisonné l’existence durant ces longues excursions entre la maison et le bureau, vous seul le savez. Mais pourquoi Jeffrey, votre collègue de longue date, ne vous reconnait plus ? Car cette vie, vous l’imaginez désormais de toutes pièces, à chaque instant, à chaque spéculation. Maintenant que vous lorgnez les profils marginaux, ceux des propriétaires louches de Novotel perdus où se terrent paisiblement des repris de justice menant quelques combines du dimanche, votre femme s’inquiète et vos enfants vous tournent le dos. Votre autonomie, c’est la route. Votre agenda, c’est le hasard. Votre liberté, c’est le mensonge.


Vous auriez pu vous effrondrer à la suite de votre congédiement par la firme de consultants auquel vous avez consacré vos meilleures années. Avec de solides compétences et une précieuse expertise, vous auriez facilement trouvé position ailleurs. Il n’en fut rien, et pourtant, vous passiez toujours vos journées au volant de cette camionnette à consulter votre montre, épuiser les piles de votre cellulaire, établir des échéanciers, noircir votre agenda ou discuter abris fiscaux. Non pas parce que vous ne sachiez faire que cela, mais bien parce que vous en avez fait le choix. Mais si le labeur quotidien consiste à exercer une fonction structurante dans un cadre défini, qu’en est-il de vous, modeste travailleur qui, de votre libre arbitre, exécutez une tâche sans résultat ni motif ?


Cet égarement, devenu physique, s’est accentué au gré des environnements que vous avez fuis et des rapports intermédiaires (le portable avec votre femme, l’argent de poche avec votre fils) que vous avez privilégié devant l’échec d’une improbable réconciliation entre personnalité professionnelle et individualité intime. Ce déchirement évoquait perceptiblement les thèses antonionesques de la matérialisation psychique où les lieux deviennent autant de distances entre les êtres et semblent enregistrés selon la subjectivité de leurs regards, avec le résultat que les éléments du mensonge ne se retrouvaient non plus dans votre vision altérée, mais furent plutôt transférés dans tout ce que vous ne pouviez contrôler ou ce qui ne correspondait plus à votre interprétation du réel, devenu LE réel.


L’exposition de ce dédoublement moderne transcendit ici le concept même de vérité alors que votre imposture pulsionnelle, nourrie par des réflexes carriéristes solidement implantés, en vint à régir chacune de vos interventions sociales. La logique derrière cette distorsion du réel pris racine semble-t-il dans votre détachement progressif puis radical face à la notion de conséquence, développant ainsi une véritable sincérité dans votre fabulation. Cela expliquerait-il en partie votre attachement envers Nono, toujours aussi touchant d’humilité, ou Jean-Michel, d’une intégrité attachante en regard à ses entreprises interlopes ?


Force est d’admettre que vous suscitiez tour à tour de la gêne, de la sympathie ou de l’aversion, comme si l’ambiguité autour des déterminismes et convictions vous animant conférait à votre charisme une intriguante évanescence empreinte à chaque instant de ce désarroi propre aux hommes condamnés. Votre capitulation tardive fut à cet égard d’une insoutenable tristesse; cette abdication de vos idéaux scella douloureusement la fin d’une liberté et le retour de la vérité des autres — votre conception de la mort — malgré ses allures de happy end. Tel est peut-être le sort réservé aux hommes lucides.


© 2007 Charles-Stéphane Roy