vendredi 1 juin 2007

Entrevue avec Wajdi Mouawad

Entrevue avec Wajdi Mouawad
sur Littoral

2004
Paru dans la revue Séquences


Homme de théâtre affirmant avoir vu plus de films que de pièces, Wajdi Mouawad aborde le cinéma avec humilité et voit dans sa première réalisation au grand écran une chance de repenser un texte, voire même le re-créer.


Comment vous êtes-vous approprié l’espace cinématographique de cette histoire se déroulant sur deux continents et qui fait interagir des vivants, des morts et des fantômes ?

Étrangement, c’est en retranchant beaucoup d’idées liées à l’interaction entre le visible et l’invisible, la réalité et le réel (le réel inclut pour moi les morts, les anges et les désirs inassouvis) que l’espace cinématographique s’est peu à peu imposé à moi. Il était très important de présenter Wahab comme un personnage qui jongle avec un réalisme flou. Ainsi, dans l’une des premières versions du scénario, Wahab était accompagné continuellement par une équipe de cinéma qui témoignait de son sentiment de vivre sa vie comme s’il était le héros d’un film que personne ne regarde. Il était aussi affublé d’un personnage imaginaire, chevalier de la table ronde, qui lui apparaissait dans les moments les plus critiques. Pour des raisons techniques mais aussi des raisons cinématographiques, j’ai fini par retrancher ces fantômes. Je me suis rendu compte que des idées qui me semblaient cinématographiques s’avéraient complètement théâtrales et inversement. Alors, il importait de trouver une manière de faire “apparaître” les morts de manières presque réaliste, comme la scène où Wahab se rend devant le caveau où sa mère est enterrée. Le montage suggère que le père et le fils sont ensemble, que le fils va parler au père puisque tout deux sont filmés en suivant le b.a.-ba du champ / contre-champ. Or, le père est mort et le fils vivant. Par ces petites tentatives je découvrais comme réalisateur la force du cinéma que j’avais jusque-là vécu comme spectateur. Tout cela a contribué à me faire croire que plus les niveaux étaient mélangés (froid, chaud, arabe, français, etc.), plus on pouvait se rapprocher de l’état mental du personnage.


LITTORAL propose de nombreux contrastes : intérieurs glaciaux et extérieurs caniculaires, musique échantillonnée et traditionnelle, plusieurs langues, femmes fortes et hommes intrépides. Le choc des pays et des cultures est-il pour vous un état de fait ou une perpétuelle confrontation ?

Je crois que cela fait partie de ce qui se débat en moi. Je vous écris actuellement en français qui est une langue que ni mon grand-père, ni ma grand-mère, ni le reste de mes ancêtres ne comprenaient. Mais cette langue française me sert à dire cette perte. Or, étrangement, cette perte apparaît parfois comme le reflet d’une joie puisque, pour la dire, j’ai fait du théâtre, du cinéma et écris un roman; j’ai aussi dirigé une institution importante. C’est beaucoup de joie qui est liée à la perte. C’est comme celui qui découvre le froid alors qu’il ne se souvient plus de la chaleur. Il est une contradiction ambulante et, pour s’en sortir, il ne peut trouver son repos que dans l’expression de cette contradiction. Rien n’était calculé, mais je me suis retrouvé à faire un film où toute l’équipe s’est gelé le cul pendant une partie du tournage et pendant l’autre, entre les prises, le chef machiniste Serge Grenier allait faire une petite saucette dans la Mer Adriatique. C’était aussi tout cela qui est exprimé parce qu’il appartient à ce pendule que je suis, oscillant sans cesse entre la réalité et le réel, le chaud et le froid, le français et l’arabe, la musique hurlée ou rythmée à une musique plus intérieure et froide.


On sent un rythme très resserré au niveau des séquences ; retrancher trois heures de la pièce maîtresse vous a-t-il obligé à modifier la dynamique globale de l’action ?

Le rythme est resté le même. Les comédiens avec qui je travaille vous diront que l’indication que je donne le plus souvent en répétition est “Colle ta réplique”. Cela traduit une sorte de rythme cardiaque qui correspond à celui dans lequel j’ai été élevé, mais aussi à un univers où la parole est source de vie. Celui qui parle, respire. Je dirais qu’au cinéma, cela ne fonctionne pas et la parole ralentissait le rythme. J’ai donc beaucoup coupé pour découvrir que ce qui remplace le mot, c’est le plan. Celui qui est filmé, respire. Alors, pour que tous les personnages puissent échapper à la suffocation, il m’a fallu faire un montage rapide pour leur permettre de ne pas mourir étouffé. Ce qui a changé beaucoup la pièce, c’est le fait qu’au théâtre, j’ai une écriture répétitive en arabesques qui décrit tout – le paysage, l’état intérieur des personnages et ce qu’ils pensent. Les personnages de mes pièces disent tout ce qu’ils pensent et n’ont pas de sous-texte. Or, la réalisation a consisté à ne filmer que le sous-texte car dès que je les faisais parler, j’avais l’impression de retomber dans le théâtre. Cela a changé complètement le paysage de Littoral sans en changer l’histoire.


Comment s’est déroulé le tournage en Albanie ?

Un miracle ! Nous avons frôlé toutes les catastrophes inimaginables et le jour où, pour une question de raccord, il nous fallait de la pluie, il a plu. J’ai pu compter sur une équipe albanaise foudroyante de gentillesse et d’intelligence et une équipe québécoise formée d’individus qui faisaient ce tournage pour ce qu’il représentait en tentatives et en risques. L’Albanie ressemblait à ce Liban que j’ai fini par m’imaginer parce qu’il était celui de mon enfance. Aujourd’hui, l’Albanie est un pays en détresse, beau et pauvre, pauvre et beau, un trésor qui ne sait pas si l’Histoire le perdra ou le sauvera.


Vous incarnez un officier syrien dans le film…

Politiquement, je suis complètement contre la politique libanaise actuelle et la manière avec laquelle elle gère sa relation avec la Syrie. C’est une tutelle politique et culturelle qui va à l’encontre de mon amour pour ce pays. J’ai voulu incarner un officier Syrien parce que, parfois, de manière fantaisiste, il y a un petit bonheur bien à soi à interpréter l’ennemi.


Le personnage principal de Wahab est bousculé tout au long du film – par sa famille, par un pays qu’il ne connaît pas (le Liban) et surtout par la mort. D’où puise-t-il sa motivation à mener à bien sa quête malgré tout ?

Je crois qu’il mène sa quête parce qu’il n’a pas le choix que de la mener. Ce n’est pas un philosophe, ce n’est pas un artiste, c’est un jeune homme qui ne peut plus tolérer la manière dont ses tantes et ses oncles traitent son père. Il ressent cela comme une injustice, et parce qu’il découvre que son père et sa mère se sont aimés, il décide de faire quelque chose. Mais la situation se retourne contre lui et à partir de ce moment là, il veut juste l’enterrer. Mais où et comment faire ? Il doit également se dépêcher car le corps se décompose. Le vol du cadavre l’oblige alors à aller plus loin. Wahab ne sait pas qu’il fait une quête. C’est le genre de type qui ne connaît rien à ce genre de considération philosophico-spirituelle, sauf peut-être à la fin, lorsqu’il réalise qu’il est devenu quelqu’un d’autre.


L’industrie du cinéma québécois favorise-t-elle l’émergence de thèmes ou d’artistes issus des minorités culturelles ?

Lorsqu’elle la favorise pour ces raisons-là, elle se trompe. La société québécoise a encore une certaine difficulté à accepter que l’Autre, l’Étranger, l’incarne ou bien qu’elle puisse incarner l’Étranger. C’est pour cette raison que nous sommes encore à tenter de juxtaposer le réalisme au réel, n’imaginant que très mal qu’un Tamoul, un Syrien ou un Russe puisse interpréter autre chose qu’un Tamoul, un Syrien ou un Russe. De la même manière, on est très frileux de voir des comédiens québécois interpréter l’Étranger. Valoriser les minorités culturelles ne consiste pas à aller manger du taboulé ou bien faire un film sur les tresses africaines et encore moins permettre à une minorité culturelle de faire un film ou une pièce pour parler d’elle; valoriser les minorités culturelles, c’est, je crois, imaginer que nous sommes elles et les regarder s’imaginer qu’ils sont nous, alors, le temps d’une fiction, on ne sait plus qui est minoritaire, faisant disparaître, du même coup, le concept de minorité.


Souhaitez-vous écrire un jour un scénario destiné uniquement au grand écran ?

Oui. Mais je ne sais pas si je dois faire un second film.


La pièce qui date de 1997 exposait des préoccupations que vous aviez déjà durant la vingtaine; quel regard portez-vous maintenant sur l’évolution de Wahab?

J’ai relue la pièce dernièrement. Et si je repense à cette idée de quête, je dirais qu’elle n’a plus la même importance aujourd’hui. Je crois que cette quête était un peu artificielle. Ce qui compte aujourd’hui à mes yeux, lorsque je repense à cette histoire, c’est à la rencontre entre Wilfrid et Simone, les prénoms que Wahab et Layal avaient dans la pièce. La rencontre entre ce type un peu paumé et cette fille profondément écoeurée. Là, je crois qu’il y avait une sorte de justesse, de vérité.


© 2007 Charles-Stéphane Roy