vendredi 1 juin 2007

Entrevue avec Jonathan Caouette

Entrevue avec Jonathan Caouette
2005
Paru dans la revue Séquences


Jonathan Caouette est un autodidacte qui s’est servi du cinéma pour transcender sa souffrance. Tarnation, son premier film, est peut-être malgré lui le manifeste d’un nouveau cinéma : hybride, cathartique, économique.


Combien de temps avez-vous mis à recueillir et monter votre matériel personnel et comment s’est déroulé la fabrication du film avec iMovie, un gratuiciel que vous n’aviez jamais manipulé auparavant ?


J’avais accumulé près de 160 heures de matériel depuis plus de vingt ans, la plupart duquel n’était ni identifié ni numérisé. J’ai dû me dépêcher à compléter mon premier montage à temps pour le MIX Film Festival à New York en 2003 et travailler jour et nuit en utilisant toutes mes journées de congé de maladie de mon boulot régulier (portier chez un bijoutier), ce qui équivaut à trois semaines infernales de travail. Je n’ai ainsi pu déposer la première version du film que quelques minutes avant la date de tombée des soumissions du festival, puis tout s’est précipité rapidement.


Comment avez-vous présenté votre film à la première projection de la version longue de TARNATION au MIX Film Festival : un documentaire, un essai, un journal intime vidéo ou simplement un film expérimental ?

Je l’ai décrit comme un choc cardiaque massif ! C’était la toute première projection du film et la salle était pleine. En fait, c’était également le premier film que je présentais à un festival, et cette initiation si personnelle fut très émouvante. Ma mère était assise à mes côtés et nous avons dû nous regarder instinctivement l’un et l’autre une bonne vingtaine de fois. À savoir à quel genre le film appartient, je pense toujours que sa forme est hybride, pleinement cathartique. Peut-être un documentaire, mais c’est plus cool de penser que ce pourrait être un film culte underground.



Il est plutôt rare de voir un film expérimental aussi intimiste et prenant. Aviez-vous en tête lors de sa réalisation d’autres films qui auraient pu en influencer le caractère émotionnel ?

Je suis un grand fan du Pink Flamingos de John Waters au même titre que les documentaires de Frederick Wiseman. Et tous ces films que j’ai aimé depuis mon enfance, plus particulièrement ceux de Sidney Lumet, John Cassavetes, Terry Gilliam, Gus Van Sant, Ken Russell et Alejandro Jodorowski. Bien qu’il soit ironique que plusieurs journalistes aient comparé mon travail à ceux de George Kuchar et Jack Smith, alors qu’aucun de leurs films n’étaient accessibles au club vidéo de mon quartier à Houston et donc que je n’aie pu voir quoi que ce soit d’eux ! Je me suis rattrapé depuis et j’adore ce qu’ils font.


Il est difficile de conclure quel sentiment vous nourrissez envers votre grand-père, que vous accusez également de négligence et d’abus… est-ce de l’amertume ou de la compréhension ?

Je ressens plutôt de l’amour… un amour inconditionnel. La scène finale me montre frustré parce qu’il ne répondait pas à mes questions sur mon passé et celui de ma mère et pourquoi toute la famille s’en allait chez le diable. Je n’ai toujours pas conclu qu’il y a autant de vérités qu’il y a de journées dans la semaine alors que mon grand-père est toujours aussi incapable de répondre à ce sujet que moi. Mon éducation fut difficile mais non dépourvue d’amour. J’ai su à chaque instant que mes proches s’aimaient, mais à leur façon.


Pourquoi avez-vous décidé d’utiliser une narration à la troisième personne dans la première partie du film plutôt que le « Je » en voix-off ?

J’ai su avant même de monter le film que ce dont je disposais m’impliquait violemment et il a fallu me dissocier de tout cela, ne serait-ce que pour pouvoir travailler convenablement ce matériel et éviter toute complaisance. En m’adressant au spectateur à la troisième personne, le film pouvait également devenir une fable ou une allégorie et ainsi faciliter une interpellation avec le spectateur à travers la somme et la nature des informations et des émotions véhiculées.



Vous affirmez souffrir d’un syndrome de « dépersonnalisation ». Faire ce film fut-il une manière de vous réapproprier votre existence et mettre de l’ordre dans votre vie, vos blessures et ultimement votre identité ?

Ce fut définitivement une libération personnelle que de raconter mon histoire, particulièrement depuis que j’ai structuré le film comme une réflexion sur ma jeunesse happée par la « dépersonnalisation », un état psychologique largement méconnu. Ce syndrome s’apparente au fait de porter des lunettes ajustées selon une prescription erronée et devoir excessivement faire travailler ses yeux. Les effets se sont affaiblis avec l’âge ou avec l’habitude ; peu importe comment, c’est mieux ainsi (rires).



L’une des scènes clé selon moi se trouve lorsque vous retournez à Houston et filmez votre mère chez ses parents jouant avec une citrouille ; cette scène – la plus longue du film – permet de saisir pleinement sa maladie et en même temps son absence de gêne à être elle-même et avoir du plaisir devant qui que ce soit, et la vôtre à montrer ainsi votre mère. Montrer ses problèmes est une chose, montrer ceux de ses proches en est une autre… Comment avez-vous gérez tout ça ?

Je suis heureux que vous ayez remarqué que nous puissions éprouver du plaisir durant cette scène ! Oui, j’ai voulu que le spectateur éprouve un tant soit peu ce que c’est que de vivre avec la maladie mentale, ce qui peut être déstabilisant et enfantin à la fois. Il est important de ne pas gaver systématiquement de tranquillisants les personnes atteintes de maladie mentale et de ne pas les rejeter à cause de leur comportement instable. Je crois que Tarnation est, à sa façon, un film politique, ne serait-ce que par sa volonté de reconnecter l’individu sur les diverses manifestations de la condition humaine, aussi cliché que cela puisse paraître. Plus que tout, le film parle d’amour et d’empathie.


Pourquoi avoir voulu gonfler le film en 35mm plutôt que le conserver en vidéo numérique – son support d’origine – comme la plupart des documentaires ?

Le 35mm est encore la manière conventionnelle dans l’industrie d’accéder aux salles et c’est uniquement par souci de rejoindre le plus large public que le film fut gonflé.


Qu’est-ce qui fut rejeté du film original de 150 minutes dans la plus récente version de 88 minutes – des scènes ici et là ou des séquences entièrement censurées ?

Oh, rien ne fut censuré ; il y avait au départ un millier d’intrigues secondaires et j’ai essayé d’inclure tout ce que j’avais dans ce film, ce qui signifie que je dispose amplement de chutes pour une suite potentielle ou un tout autre projet de fiction complètement différent de celui-ci.


Y a-t-il un avenir pour Jonathan Caouette l’acteur sous la gouverne d’un réalisateur autre que vous, ou préférez-vous continuer à mettre vos efforts dans vos propres projets ?

Je ne peux attendre de retravailler comme acteur ! Après cette année infernalement compliquée, jouer pour quelqu’un d’autre serait rien de moins qu’un rêve. Il y a des cinéastes canadiens fabuleux, peut-être qu’un d’entre eux pourrait m’embaucher ! Comédie physique ou drame psychologique, tout m’emballe ; je peux également chanter et danser, si on me donne le temps nécessaire pour pratiquer !



« Caouette » est un nom à consonance québécoise… votre père avait-il de la famille par ici ?

Peut-être de lointains cousins vont voir le film et nous reconnaître, qui sait ?


Votre prochain projet sera-t-il tout aussi audacieux que votre premier film ou plus conventionnel afin de rejoindre un plus large public ?

Je travaille présentement sur un projet qui sortira bientôt conçu à partir de trois films mettant en vedette la même actrice – je ne peux dire qui – produits durant les années 1970. C’était mon fantasme de les débarrasser de leur musique originale, de les combiner et retravailler le tout de sorte qu’ils soient presque méconnaissables et qu’ils traitent d’une nouvelle histoire. Et pendant que je m’occupe de cela, je suis encore à penser à ce que sera mon premier long métrage de fiction narratif.


© 2007 Charles-Stéphane Roy