vendredi 1 juin 2007

Critique "Littoral"

Littoral
de Wajdi Mouawad
2004
Paru dans la revue Séquences


Main / marée basse sur les origines


Metteur en scène et dramaturge accompli, le Québécois d’origine libanaise Wajdi Mouawad effectue sa percée au cinéma avec l’adaptation de sa pièce Littoral. D’une durée initiale de cinq heures, Littoral s’inspirait des textes fondateurs de la pensée occidentale classique et présentait ses personnages comme autant d’Œdipe, d’Ulysse, d’Idiots et d’Hamlet. La pièce remporte un franc succès dès sa sortie et suscite l’intérêt de Brigitte Germain, présidente de EGM Productions, qui invite Mouawad à adapter la pièce pour le cinéma.


Ainsi commença une petite odyssée pleine de rebondissements entre la co-production, l’apprentissage d’un nouveau médium, un tournage albanais éprouvant et des comédiens s’initiant pour la plupart à un plateau de cinéma. Sept ans plus tard, Littoral parvient à nos rivages et annonce un cinéaste en évolution, maillon complémentaire entre le cinéma elliptique de Robert Lepage et les fractures sociales propres à Denis Chouinard.


Homme de paroles, Mouawad le cinéaste et son complice Pascal Sanchez ont dû modeler les figures métaphoriques à des images fortes, au rythme du montage puis aux extérieurs. Découper la langue pour la recadrer sur la table de montage, diriger le regard du spectateur par des gros plans. Les dialogues ont écopé en processus de scénarisation au profit de « l’inscription dans les voix, les corps, les plans et le montage ». Mouawad aurait appris en condensé sa grammaire cinématographique en lisant religieusement les aphorismes des Notes sur le cinématographe de Robert Bresson, l’as de la concision et du cadrage expressif.


Il en résulte un film foisonnant d’échos, de tempêtes internes, d’espaces insaisissables, de personnages dédoublés, de temps juxtaposés, de commentaires sociaux, de coups de pied au derrière et d’humour. Mouawad aurait par la suite mis en pratique ces notions en deux temps durant le tournage même de Littoral, entre Montréal et l’Albanie, entre la fidélité initiale à un découpage technique serré et une réécriture instinctive au fil des prises. Après avoir parfaitement assimilé la matière première et ses nouveaux outils, le cinéaste a pu tout digérer lors du montage, véritable lieu d’invention et de création, par révélations successives.


Wahab, un jeune québécois d’origine libanaise, apprends le décès de son père, dont il n’a connu que la voix au fil des années et des appels téléphoniques. Il récupère la dépouille et décide au nez et à la barbe de la famille de sa défunte mère d’aller l’enterrer auprès de son épouse, dans un Liban dont il ignore et la langue, et les mœurs, et les conflits. Arrivé là-bas, il se lie d’amitié avec un ambulancier déjanté et une nomade musicienne qui l’aideront à frayer entre l’armée syrienne, les milices dérobant des dépouilles, les mines antipersonnel et des villageois rébarbatifs à l’idée de recueillir un exilé dans leur cimetière…


Il faut préciser que Littoral, la pièce qui l'a artistiquement mis au monde au Québec, fut écrite en collectivité avec les comédiens du clan Mouawad, Isabelle Leblanc en tête, sa partenaire de la troupe O Parleur. Le texte est donc le résultat d’une surimpression des témoignages de ses amis, tous trentenaires à l’époque, sur ce rite de passage qu’est la prise en charge personnelle de l’héritage culturel filial.


Lorsqu’il porte le texte sur scène, Mouawad conçoit le décor et les accessoire de la manière la plus dépouillée possible : chaises et instruments de musique meublent à eux seuls l’espace de jeu. Au cinéma, le cinéaste suit une démarche similaire : Wahab est nu lorsque les policiers lui apprennent la mort de son père, il atterrit au Liban avec pour seuls bagages un sac et un cercueil, Layal ne s’encombre que de son violon : à force de contourner les morts et les mines, vaut mieux voyager léger. Et il ne faudrait pas passer sous silence les performances enthousiastes des acteurs de soutien, plus particulièrement celles de Miro – que l’on a pu voir chez Saïa et Jetté – en ambulancier pragmatique et fantasque épris de Samantha Fox ; de David Boutin, dont le truand dégage une force brute et charismatique, ainsi que Pascal Contamine dans un rôle quasi-muet mais dont la présence n’inspire pas moins des sentiments parfaitement troubles.


L’interaction se retrouve ainsi entre les personnages, les gestes et les paroles. D’abord vacillants et indécis, ils traduisent des idées floues et un concept de l’individu basé sur la précarité des désirs. La mort d’un parent viendra remuer ce triste état des choses par ce que Mouawad appelle « la sensibilisation des idées », qui se traduit par la tolérance d’une réalité que Wahab ne regarde que de biais : la guerre, les clans, la tradition. Du père il n’héritera que d’un corps dépossédé de ses mots et de sa dignité, même si sa voix le guidera sur sa propre voie, qui passe forcément par le deuil, la soif de connaissance et de reconnaissance de ceux qui l’aideront, ceux-là mêmes pour qui la mort est familière et quotidienne, donc jamais banale. Le Liban, géographiquement et conceptuellement peu significatif pour Wahab, constitue à tout le moins le dernier repos paternel idéal non pas spécifiquement parce que son père y est né, mais surtout à cause de la présence de sa mère, voire même de l’idéalisation par le fils de leur lointaine idylle.


Ce Littoral se déploie en de multiples dualités, comme si Mouawad tentait de poser pied sur les deux rives du Rubycon en même temps : le fils imagine le père par sa voix enregistrée sur des cassettes dans la distance et le passage du temps ; on passe d’un Montréal tempêtant de neige aux paysages dévastés du Liban qui mènent ultimement à ce littoral où la dépouille paternelle sera enmerée. La musique, omniprésente, est bardée de rythmes traditionnels libanais et d’échantillonnages urbains d’Amon Tobin, ce qui n’est pas surprenant lorsque l’on considère que Mouawad fait partie de cette génération en fin de trentaine, ouverte sur le monde, puisant ses influences dans l’interculturalité de la fiction, la télévision, du théâtre et de la politique ; les rapprochements stylistiques au niveau des ellipses, l’attrait pour l’ailleurs, l’appel des origines et même certains traits d’humour coïncident avec les efforts de Chouinard, Bélanger, Briand, Turpin, Villeneuve et surtout Lepage, sans encore s’en distinguer formellement.


Il est de plus ironique de constater que les cinéastes X se distinguent de leurs prédécesseurs en posant leur regard non plus sur des enjeux identitaires reliés au post-partum référendaire, mais plutôt autour de l’argent et des « ethnies » ! Et si le Wahab de Mouawad fait écho à une quête identitaire personnelle, il confronte essentiellement la conception relationnelle des citadins québécois envers l’Étranger, impitoyable miroir de notre propre ignorance et notre indifférence face au destin du « concert des nations »…


De dérives en débarquements, Littoral sollicite l’émotion en tournant sa caméra sur les sens qui traduisent les bouleversements des personnages par la puanteur progressive du cadavre, la manipulation lors de l’embaumement cérémonial dans la mer, les sons en hors champ des témoignages sur cassette ou simplement par le goût de l’humus partagé lors d’une panne de courant. Mais il y a plus : ce jeune adulte un peu au dessus de ses affaires cultive un amour quasi nécrophile pour un macabé, des spectres filiaux puis un pays qui ne l’auraient peut-être jamais interpellé autrement. Le rapport physique, que ce soit avec le cadavre ou par les entrelacements sexuels entre Wahab et une inconnue, définit la trajectoire émotive de ce jeune homme qui deviendra momentanément l’Étranger pour l’Autre. En redéfinissant ses rapports, il en vient à déduire le sens de sa quête, ce calibrage intermittent entre implication envers la vie et abandon envers la mort et inversement.


Mouawad a eu lui aussi à jauger son vocabulaire dramaturgique afin d’extraire la substantifique moelle de l’œuvre originale, exercice déchirant s’il en est un. Il aboutit ici à un film incongru, où le savoir-faire du metteur en scène pour les images lourdement chargées de sens se déploie souvent au détriment du senti nécessaire à l’identification au personnage principal… Nous sommes en présence d’une tragédie après tout ! Au-delà de l’imposant dispositif narratif, le rythme global de l’ensemble et ses nombreux raccords réussissent à former un tout dynamique : on y sent une pulsation dramatique rodée au quart de tour irradiant tout temps mort, venant ainsi disposer des nombreux éléments du récit avec un élan certain. En dépit donc de l’importance du film dans la production québécoise de par ses thèmes et la portée de sa parole, le sentiment demeure trop souvent au large. Malgré tout, Wajdi Mouawad ne semble pas vouloir amarrer ses aspirations cinématographiques.


© 2007 Charles-Stéphane Roy