vendredi 8 juin 2007

Critique "Les états nordiques" et entrevue avec Denis Côté

Les états nordiques
de Denis Côté
2005
Paru sur le site Infoculture.ca


Les états nordiques raconte l'histoire de Christian (Christian LeBlanc), qui commet un acte irréparable. Ce crime par compassion le trouble. Discret mais nerveux, il a besoin de fuir d'abord la loi mais ensuite sa conscience et le poids morale de son geste. Christian s'échoue "là où la route asphaltée se termine", dans la minuscule localité de Radisson à la Baie-James, à 1500 km au nord de Montréal. Lentement, il reprend goût à la vie. L'histoire avance par touches impressionnistes, entre fiction et documentaire.


Contemplatif, libre dans sa facture et dans ses élans, Les états nordiques est un voyage rare et particulier dans le Québec, en même temps que le témoignage d'une insolite aventure humaine. À partir d'un canevas très libre et non d'un scénario, en défiant les lois de la narration conventionnelle, l'auteur et son comédien ont pris le pari d'intégrer des non-professionnels au projet.


Les techniques d'improvisation et de cinéma direct, sont plus d'une fois convoquées à participer à cette aventure de cinéma, à des lieux de toutes considérations commerciales, fabriqué en équipe réduite et à petit budget.


Denis Côté est critique de cinéma et cinéaste. Après une dizaine de courts métrages, il propose aujourd’hui son premier long, tourné en vidéo avec les moyens du bord et l’assistance d’une petite localité de bout du monde. Entre la quête de paix intérieure et le déracinement, LES ÉTATS NORDIQUES affiche clairement son parti pris pour le choc des ambiances et des genres.


CHARLES-STÉPHANE ROY : Quelle est l’origine du projet?


DENIS CÔTÉ : Très bizarre et très soudain. Même si ça ne paraît pas, c'est carrément un film qui est né dans la frustration, et qui a été réalisé avec frustration. Six ans à frapper aux portes des subventionneurs, à tourner des vidéos avec des bouts de ficelles entre amis, à participer comme créateur à des festivals internationaux, sans jamais recevoir de reconnaissance du milieu, à me faire répéter par tous que mes films sont « siii sombres » ou « siiii difficiles » d'accès. Ce n'est pas vrai. Le désir frustré de faire un vrai long métrage entre amis 'au bout du monde' sans aide s'imposait, comme pour lancer un coup de gueule, pour me lancer un défi (la citation au début du film paraîtra obscure à plusieurs mais elle fait directement référence à cet état d'esprit). Mais j'ai vite compris que ce serait impossible sans une bourse quelconque. Au départ, nous partions au Groenland, puis au Yukon et quand je me suis enfin calmé, le choix a été 'le bout de la route' au Québec: Radisson/LG2.


CSR : Le canevas initial était-il très construit et écrit ou plutôt souple?


DC : Deux pages de grandes lignes seulement. Plusieurs réunions/brainstormings avec mon comédien et un repérage de cinq jours là-bas. J'ai fait beaucoup de courts métrages parfaitement préparés et écrits à la ligne près. Cette fois-ci, le défi serait tout autre.


CSR : L’euthanasie commence à faire son chemin dans l’esprit des gens et à l’écran. L’acte de Christian semble pourtant criminel car on ne sait pas si sa mère était consentante. LES ÉTATS NORDIQUES s’attarde peu aux états d’âme du personnage principal, qui semble être quelqu’un « de terrain ». Qu’en est-il?


DC : L'euthanasie ici est un prétexte au voyage initiatique du personnage. J'adore dépsychologiser les situations et me rapprocher des pulsions. Christian agit, c'est un 'concret', un souverain, il ne consulte personne, il avance, avance, avance, loin des lois du monde, des constats sociaux, des débats d'idées. Oui, c'est un personnage 'de terrain'. Ni les dialogues ni la psychologie n'apporteraient quelque chose à sa quête, très physique, très instinctive.


CSR : Le fils qui tue sa mère est également une situation plutôt aux antipodes de la relation familiale traditionnelle vue dans le cinéma québécois (femmes fortes, hommes effacés)… Et pourtant, son acte relève autant de l’initiative que de la faiblesse…


DC : Sans être sot, Christian ne réfléchit pas beaucoup, il agit sur le moment. Dans sa tête, il délivre sa mère et se délivre aussi – en avait-il le droit ? Tout est dans l'instant présent dans ce film. Le futur ne m'a jamais intéressé et le passé me fait peur, je ne sais pas comment le traiter. Avant, je voulais tout cérébraliser dans mes courts, jouer avec le métaphysique ou que sais-je. Maintenant, comme dans mon court La Sphatte, c'est 1 + 1 = 2. Quant aux relations familiales, je dirais que la perte m'intéresse davantage que la dysfonction bavarde ou criarde.


CSR : C’est un film très « gars » : on y boit des King Cans, on rencontre des jobeux, une attention est portée aux scènes d’intimité (douche, rasage, uriner)… des images que le cinéma québécois ne renvoie pas souvent. Assume-t-on plus de diverses représentations de la masculinité au grand écran qu’avant?


DC : C'est mâle, oui, sans trop appuyer, sans le côté cabane en bois rond pour faire 'made in québec'. C'est Aki Kaurismaki qui disait que plus on fait local, plus on s'exporte facilement. Aussi, je ne veux pas jouer à la guerre des sexes, à dire un gars c'est un gars, une femme c'est une femme. Sur un écran, je me contente souvent d'une chose, je veux voir 'des êtres humains qui cherchent des façons de s'en sortir'. Point.


CSR : Les gens de Radisson sont tous très naturels et semblent avoir embarqué dans le projet avec enthousiasme. Était-ce difficile à obtenir?


DC : C'était le défi le plus challengeant du film. Nous les approchions sans être toujours capable de leur expliquer clairement ce qu'était cette fiction qui use de méthodes documentaires. Ils ont tous dit oui ou presque. Il faut leur installer un micro, leur demander de rester eux-mêmes, attendre qu'ils oublient la caméra et demander beaucoup de jus de la part du comédien. La scène du bar a été difficile, la scène du party d'Halloween aussi. Par contre, la scène de l'atelier avec l'éboueur frise une sorte de perfection dans le naturel, dans le brouillage entre fiction et documentaire. Doigts croisés, sans imposer de dialogues (il y a 6 ou 7 phrases imposées dans tout le film), il faut arriver à sucer le jus naturel de ces gens. Ils ont été extraordinaires !


CSR : Le film est bipolaire de facture et de ton : comment concilier les deux pour en faire un tout cohérent et fluide?


DC : Je sais que le film est brouillon, que l'arrimage ne se fait pas toujours entre fiction, doc. Les tons se chevauchent, c'est cru, c'est imprévisIble. Bien sûr, j'adore ce chaos mais quelqu'un qui voudra reprocher la facture un peu bancale de tout ça aura raison. Est-ce un film cohérent, fluide? mmm. Je sais qu'il n'est pas ennuyeux et que tout peut arriver dans ce voyage. Ça m'intéresse beaucoup comme spectateur. Je résume facilement le film en une phrase: c'est l'histoire d'un mec
qui répare son enveloppe émotive. Et la forme que prend cette proposition somme toute banale est très originale dans le film à mon avis.


CSR : On sent bien la double influence du cinéma direct québécois, proche des gens, et celle du cinéma d’auteur international, plus distant et atmosphérique. Est-ce que l’un aura éventuellement influencé l’autre au cours du tournage?


DC : La fibre contemplative est là, et de par mon travail de critique, les gens verront vite dans le film d'où je viens comme cinéphile. Mais partir filmer le territoire implique que tout l'héritage du cinéma direct se pointe à un moment ou un autre. J'aime la rencontre, voire le clash, entre quelque chose de plutôt austère esthétiquement parlant (le début - la noirceur) et quelque chose d'humainement très chaud et très vrai (la deuxième partie - la lumière). Certains m'ont dit que c'est un film sombre. Moi je dis que c'est un film qui part de l'ombre et va vers la lumière.


CSR : Comment le Côté critique aborde-t-il le travail du Côté cinéaste?


DC : Le Côté critique, c'est un emploi, qui me pèse de plus en plus. Ça ne m'intéresse pas un film de Wes Craven mais c'est mon travail, c'est ma subjectivité et si les gens aiment ma façon de regarder ces produits, tant mieux. Le Côté cinéaste, c'est réellement moi. Les deux Côté(s) se nourrissent mais au bout de l'équation, une sorte de schizophrénie perverse s'installe. Faisons avec.


© 2007 Charles-Stéphane Roy