vendredi 8 juin 2007

Critique "La Niña Santa"

La Niña Santa
de Lucrecia Martel
2005
Paru dans l'hebdo ICI Montréal


LA TENTATION DU BIEN
Œdipe, Hippocrate et Theremin se font les yeux doux. Mais loin des perrons d’Église, qui s’en soucie réellement ?


Selon les programmateurs des grands festivals, le cinéma latino, c’est hot. Depuis la fin des années 1990, un influent groupuscule de Nuevos cineastas subsiste et émerge grâce aux fonds destinés à la co-production internationale depuis Rotterdam, Berlin ou Paris. Là aussi, le hype y est pour quelque chose : Buenos Aires est devenue en moins d’une poignée de films le Seattle des Indépendants, et la productrice Lita Stantic gère son Miramax de quat’sous avec une écurie de prospects à faire baver d’envie Roger Frappier : Pablo Trapero, Lisandro Alonso et Lucretia Martel sont ces pur-sang qui ont pavé la voie à une possible renaissance dans l’Argentine post-Menem, devenant de véritables stars sur le turf festivalier.


Pour Martel, qui a divisé la Croisette l’an dernier avec La Niña Santa, rien de plus stimulant pour aménager ses lubies intimes que La Cienaga, petite bourgade provinciale qui a lourdement souffert des contrecoups du pillage économique argentin. Comme remède au chaos socio-économique, la foi déjà ardente des paroissiens rompt de manière plus radicale encore avec le cynisme des métropolitains ou le post-partum de l’ancienne classe moyenne.


Des niña santa, ces adolescentes se réfugiant dans la prière dans l’espoir d’une existence valable, il en court plein les rues à La Cienaga, caractéristique presque anodine d’une contrée où des supposées apparitions de la Vierge Marie surviennent à chaque semaine. Dès dans son premier long métrage (La Cienaga), Martel débourbait de sa nauséabonde chronique d’arrière-pays quelques figures immaculées retrouvant asile dans les évangiles au milieu de zombis laïcs ayant troqué le vin de messe pour les spiritueux. Quelque part au milieu de ce marais fin-de-siècle s’érige l’Hôtel Termas, sanctuaire de ce Niña Santa chaste, poseur… et envoûtant.


Durant la pause d’un congrès d’otho-rino-laryngologistes, Amalia, la jeune nièce de l’hôtelier, surprend Jano, l’un des conférenciers invités, à lui imposer discrètement une séance de frotti-frotta lors d’un attroupement forain. Elle joue le jeu jusqu’au trouble : débute alors une subversive tocade entre ce père de famille peu recommandable et cette juvénile bigote pour qui la chasteté est moralement monnayable si elle peut racheter d’autres âmes en chemin. Le Mal, c’est pour les autres ; la désir charnel des pubertaires devient chez Martel une transition magnifiée vers l’âge adulte, et la manifestation attendue du Saint-Esprit pour Amalia, un appel divin qu’elle ne pourrait répondre qu’en assouvissant les inavouables intentions du docteur Jano. Elle qui a Dieu à ses côtés n’a rien à craindre, contrairement à Jano, ce prêcheur de progrès flirtant avec les divorcées lors de congés prolongés à l’abri de ses pairs.


« Il y a un rapprochement indéniable à faire entre la médecine et la sainteté, entre la maladie et la santé, puis les illuminés et les incurables miraculés », souligne Lucrecia Martel. « À une autre époque, un malformé était à la fois craint et vénéré comme créature divine ! La Niña Santa est un récit chirurgical tentant de tracer une ligne entre le tissu humain et certaines prothèses morales ». Et du scalpel, la dame sait manifestement s’en servir par une série de plans aux tons cancéreux et aux cadres confessionnaux, nappés de Theremin entre les murmures des prières et des cancans. Il est seulement dommage que le discours sur la vocation reste aussi peu emballant, alors que la manière dont Martel soigne notre épiderme a quelque chose d’éminemment euphorisant.


Car la foi a le vague à l’âme par les temps qui courent. Parler de religion à l’écran, frontalement ou par allusion, ne déchaîne plus les passions d’antan. Y a-t-il hérésie dans ce postulat voulant qu’une femme puisse entremêler ses croyances et ses pulsions par « bonté » comme ultime don de soi ? Bof. Heureusement, Martel s’interdit les épanchements sentencieux à la Breaking the Waves selon lequel la dévotion mènerait inexorablement au malheur. « Le film est une morale sur le Bien et le Mal, non pas sur une bête confrontation entre ces deux concepts mais plutôt sur nos difficultés à distinguer l’un de l’autre », précise Martel. « Je crois qu’il devient dangereux de trop chercher à les différencier. J’ai été élevée dans le catholicisme et ce système de valeurs semble réconfortant de certitude et de déterminisme sur nos vies ». Hors des chapelles, point de salut ? Si la cinéaste évite de parler en termes de damnation ou de salvation, c’est pour mieux nous renvoyer notre faiblesse, notre profond malaise à penser sans dogmes et notre difficulté à accepter la vacuité immatérielle de notre nouvel endoctrinement au pur plaisir que procure une sensualité clinicienne.


© 2007 Charles-Stéphane Roy