de Jonathan Caouette
2005
Paru dans la revue Séquences
Autocinéma année zéro
À la fin des années 1970, Francis Ford Coppola avait déclaré à un journaliste qui lui demandait si le cinéma était un art que du moment qu’une petite obèse accoucherait par elle-même d’un chef-d’œuvre dans un sous-sol perdu de l’Ohio avec de l’équipement bon marché, alors seulement à ce moment-là pourrait-t-on véritablement parler d’art. 20 ans après que le maestro soit « devenu fou à force d’avoir accès à trop de matériel et de moyens » sur Apocalypse Now, un jeune texan créa à l’aide d’iMovie (un gratuiciel de montage pour les nuls) un film hybride sur le berceau de sa propre folie, qui attira rapidement l’attention de John Cameron Mitchell puis de Gus Van Sant avant d’être sélectionné quelques mois plus tard aux festivals de Sundance et Cannes. Depuis, malgré sa facture gavroche et son propos ravageur, le film fut gonflé en 35mm et vendu dans une vingtaine de pays.
Derrière ce conte de fées se trame pourtant un cauchemar presque insoutenable, une suite de drames qui forgea l’identité du futur cinéaste Jonathan Caouette. Cette évolution fut captée sur vidéo alors qu’il se mit à filmer sa vie dès l’obtention de sa première caméra amateur à l’âge de 11 ans. Le résultat pousse encore plus loin les croisements troubles entre fiction, documentaire et abstraction, dans la lignée de Capturing The Friedmans (2002) d’Andrew Jarecki et Dad (1998) du Canadien Chris Triffo. Celui qu’IndieWire appelle le « messie du cinéma lo-fi » devrait créer passablement de petits clones – pour le meilleur et le pire, on s’en doute – durant les 10 prochaines années et inscrire du coup son nom dans l’Histoire du cinéma, rien de moins. Car bien que Michael Moore ait revampé le documentaire traditionnel, Caouette, lui, va encore plus loin en pulvérisant les genres à l’aide de divers débris audio-visuels : vieux messages téléphoniques, bandes Hi-8, photos, films de famille, affiches et archives télé servent alors à raconter son histoire sans pudeur ni ornements.
On se demande dès lors si Tarnation (contraction des mots anglais “eternal” et “damnation”) ne serait qu’un exercice de narcissisme juvénile, l’exploitation douteuse d’un drame familial ou la simple urgence de raconter sa vie pour tenter de trouver son identité et sa santé mentale… À la frontière de tout cela, le film fait pourtant mordre à tous les Harmony Korine et Vincent Gallo de ce monde la poussière de leurs petites misères magnifiées tant l’originalité de l’approche de Caouette épouse parfaitement son état psychique, la concrète urgence de sa démarche que son propos.
Car raconter chez ce dernier signifie également rejouer, réinterpréter, juger, distortionner, fragmenter et superposer les pistes à l’image de sa propre “dépersonnalisation”, qui survint à 12 ans lors d’un collapsus à la suite d’une expérience malheureuse au phencyclidine (PCP). Depuis ce temps, Caouette prétend s’observer à l’extérieur de lui-même et arpenter une réalité amblyopique teintée d’hallucinations ; on en arrive presque à ressentir ou visualiser cette réalité durant le film, tel un trip d’acide causé par ces images saturées de couleurs et d’effets.
Au-delà de ce déluge artisanal, Tarnation slalome entre les limites et les contradictions du genre autobiographique, filmé ou écrit, quant aux mises au point, de révélations, de corrélations anecdotiques et de flous narratifs. Autant ce collage d’impressions nous pénètre de plein fouet par sa proximité avec le sujet filmé (sa mère souffrante), autant le traitement atrophique que fait subir le cinéaste à son patrimoine visuel familial installe une insistante distanciation face à ces archives qui offrent en elles-mêmes une seconde interprétation, plus primitive, du passé. La dernière partie du film, plus classique et moins brutale, laisse transpirer une émotion aussi souveraine mais désormais plus sereine, alors que Caouette revient devant la caméra et joue les entremetteurs entre l’adulte qu’il est devenu, sa mère et son grand-père, demeurés dans leur pauvreté matérielle et intellectuelle.
Caouette ne l’a pas eu facile : un père inconnu, une mère mentalement déficiente traitée aux électrochocs et violée devant ses propres yeux, des grands-parents négligents, une homosexualité précoce en milieu ultraconservateur, la drogue à 12 ans, des tendances suicidaires à 15… Au milieu de cet enfer, sa découverte du milieu underground gai canalise ses pulsions nihilistes et celle de Paul Morrissey et Andy Warhol lui donne la piqûre du cinéma. Ses personnalités se multiplient également : dans la rue, il se transforme en drag queen gothique ou en zombie camé. À l’école, il travestit le récent Blue Velvet de David Lynch en comédie musicale. Dans ses temps libres il tourne de nombreux courts métrages amateurs inspirés par Jim Jarmush et George A. Romero aux titres révélateurs : La cheville brisée, Sale Pute, Garçons de salive et de sang.
Entre l’émission pour enfants Zoom, le new wave, le grunge et les paillettes, le petit agité met aussi en scène son entourage immédiat à l’aide d’une caméra Hi-8. Puis, en 1992, Caouette fête ses 20 ans lorsque Gus Van Sant sort My Own Private Idaho… le jeune homme se reconnaît d’instinct dans ces deux adolescents prostitués et leur clan de fin du monde. Encore sous le choc, il décide de quitter le Texas et tenter sa chance comme acteur à New York. La boucle se bouclera en 2003 lors du retour au bercail suite à l’overdose au lithium de Renée, événement déclencheur de ce projet.
On ne sort pas indemne de Tarnation. Moralement, voilà une douloureuse perspective sur l’humanité des moins nantis véhiculée par une déchirante résilience et un exhibitionnisme déroutant. Physiquement, on subit un bombardement rétinien en règle alors que l’écran nous matraque sans cesse une imposante masse d’information morcelée et déconstruite. Émotivement, on est saisi par de nombreuses scènes qui giflent l’épiderme jusqu’à y imprimer un souvenir : un Caouette à 11 ans, déguisé en femme et racontant comment son mec l’a avorté naturellement d’un coup de poing ventral ; des poignets trop souvent abîmés ; des grands-parents séniles qui peinent à lui répondre intelligemment ; un malaise palpable lors des récentes retrouvailles entre ses parents naturels, et bien d’autres encore.
En dépit de son budget dérisoire (218,39$ US) et de l’absence d’encadrement professionnel, Tarnation manifeste un réel talent de cinéaste et de monteur, même si la structure dévie en bout de course et que certaines séquences gagné en efficacité ce qu’elles compensent en intensité. Qui plus est, voilà qu’il offre une splendide charade aux théoriciens et critiques de cinéma : ce film et ce genre constituent-ils le degré zéro de la (poussiéreuse) politique des auteurs si chère à Truffaut… et Coppola ?
Baroque à souhait, ce babillard vidéo, à la fois palimpseste narratif et plaidoyer psychédélique contre l’ignorance face au désoeuvrement et à la folie, développe une nouvelle façon de reconfigurer le réel mais surtout de pratiquer et concevoir le cinéma. Car soustraits aux contraintes financières et logistiques, gavés par les DVD et Internet puis munis d’une puissante technologie disponible au coin de la rue, les cinémaniaques sont désormais armés pour s’affranchir de l’industrie de production conventionnelle et éventuellement dégager le cinéma de ses ornières narratives classiques. C’est Peter Greenaway qui doit jubiler ! Plus encore que son Tulse Luper Suitcases ou même le Russian Ark d’Alexandre Sokurov, Tarnation fait entrer de plain pied le cinéma au 21e siècle.
© 2007 Charles-Stéphane Roy