de Cédric Kahn
2005
Paru dans la revue Séquences
À force de faiblesse
Après avoir adapté Alberto Moravia, Cédric Kahn s’attaque au populaire Georges Simenon et son grinçant Feux rouges, auquel il aura fallu près de 40 ans et trois cinéastes de formation - Laurence Ferreira Barbosa (La vie moderne), Gilles Marchand (Qui a tué Bambi ?) et Kahn – pour en finaliser la scénaristique, après les désistements de Jacques Audiard et de Simenon lui-même. Si l’action se déroulait initialement aux Etats-Unis, Kahn a cru bon d’emprunter les routes françaises car son propos importe plus que l’habitacle des actions. Peu importe aussi qu’il s’assoit dans un huis-clos philosophique (L’ennui) ou qu’il enjambe une cavale meurtrière (Roberto Succo), le cinéaste ne parle après tout que du couple, ses grandeurs et ses dérèglements, ses fuites comme ses retrouvailles.
Et celui campé par Jean-Pierre Daroussin et Carole Bouquet, fascinant casting de contre-emplois s’il en est un, devient l’un de ses plus riches et nuancés à ce jour. Travaillant habituellement avec des acteurs non professionnels, le véritable défi de Kahn consistait ici à donner corps et tension à ce tandem qui ne partagera finalement que peu de scènes à l’écran. En périphérie de ce film sur l’absence, Carole Bouquet imprime tellement par sa stricte présence dans la première partie et cette part de mystère sur laquelle elle tabla toute sa carrière qu’elle ne quittera plus notre esprit durant le cauchemar éthylique de Daroussin. Il faut dire que Kahn développe une certaine distanciation avec son personnage principal, laissant le spectateur se faire sa propre opinion quant à la détresse, à l’entêtement et la culpabilité que projette son personnage dans ce qui s’avère être son rôle le plus étoffé et nuancé à ce jour.
Le moteur du film est sans contredit l’attente, celle d’une vie meilleure, afin de repousser l’inévitable ou simplement pour combler l’absence. Antoine attend sa femme Hélène en buvant, s’engueule avec elle à son retour jusqu’à la pousser à le laisser seul sans le prévenir à un arrêt routier, trop occupé qu’il est à maudire tout et son contraire entre deux verres discrètement enfilés. Il s’aperçoit de son absence puis tentera désespérément de la retrouver en sillonnant d’inquiétantes routes de campagne. Aux prises avec une mise en scène alternant adroitement entre le réalisme et le fantastique, le spectateur s’attend quant à lui à voir surgir l’horreur à chaque courbe et chaque rencontre.
Et ça fonctionne, d’autant plus que Feux rouges se situe au carrefour de plusieurs genres tout en n’en privilégiant aucun, stratégie aussi déconcertante qu’intrigante. Le film commence comme une critique de la classe moyenne, emprunte la voie du suspense au détour de la fantasmagorie pour enfin déraper vers un parapet mélodramatique. Mais plus qu’un film de genre(s), Feux rouge est avant tout une fine étude de caractères, observant le déclin d’une forme de machisme non consumé où l’homme accepte avec mépris de voir sa conjointe réussir professionnellement mieux que lui. Pire encore, il suggère que l’homme redevient une bête idiote d’une repentance pathétique en l’absence de la femme, trouvant derrière un volant d’automobile l’un de ses derniers refuges de domination, ce qui explique l’attitude territoriale d’Antoine durant la partie centrale du film.
Claude Sautet en aurait prit pour son rhume s’il avait vu Feux rouges ! Il faut savoir que le monde de Simenon est fondamentalement articulé autour d’une certaine idée de la cruauté derrière laquelle ses personnages sont ridiculisés tant les gestes qu’ils considèrent héroïques demeurent dérisoires en regard avec les souffrances d’autrui, qu’ils vont souvent jusqu’à ignorer ou dénigrer. Et Feux rouges suinte de ces petits gestes guidés par la lâcheté ou l’ignorance ; nous voici ainsi en face d’une authentique tragédie moderne, en ce sens où le personnage principal, incapable de vivre avec ses propres faiblesses sous le regard assuré de sa femme, voit dans sa disparition momentanée une curieuse occasion de se racheter. Mais Antoine retrouvera une Hélène beaucoup plus meurtrie que lui…
Et s’ils semblent désormais réunis par une souffrance commune à partir d’épreuves de nature et d’amplitude différentes, on pourrait également croire que l’amour ravivé d’Antoine face à son épouse trahit une pernicieuse sensation de rééquilibre des malheurs. Le drame est entièrement là, dans cette pernicieuse illusion sur laquelle Antoine et même Hélène croient pouvoir rebâtir leur couple. Exposée par la mise en scène fluide et maîtrisée de Kahn, la véritable horreur n’en est que plus éclatante encore.
© 2007 Charles-Stéphane Roy