vendredi 8 juin 2007

Critique "Les prisonniers de Beckett"

Les Prisonniers de Beckett
de Michka Saäl
2005
Paru dans l'hebdo ICI Montréal


LA CLÉ DES CHAMPS
Les Prisonniers de Beckett raconte sobrement une évasion spectaculaire, préférant s’attarder aux chaînes de la culpabilité et au poids des mots. Captivant.


La cinéaste d’origine tunisienne Michka Saäl signe avec Les Prisonniers de Beckett un long métrage ambitieux sur l’absurdité des conditions carcérales à partir d’un fait divers digne d’un polar. Co-production internationale, intervenants strictement scandinaves, témoignages théâtralisés : Les Prisonniers…n’est pas votre documentaire habituel, et c’est tant mieux. On y apprend comment une poignée de détenus-comédiens de la prison suédoise de Kumla s’est enfui juste avant de donner une représentation publique d’En attendant Godot de Samuel Beckett en rencontrant le metteur en scène et acteur Jan Jonson, l’un des responsables indirects de l’évasion, qui avait révélé aux prisonniers les échos du désespoir des personnages Vladimir et Estragon dans leur solitude quotidienne.


Homme intense et charismatique, Jonson a dû expliquer à froid ce qui venait de se produire aux spectateurs présents lors de la soirée fatidique. « J’étais à la fête d’une amie suédoise lorsque j’ai rencontré ce type un peu bourré, se souvient Saäl, rencontrée après la première du film au FNC. Et c’est durant notre discussion qu’il m’a révélée cet épisode de sa vie, si inusité qu’il en a produit un monologue théâtral. »


Relatant à tout hasard cet incident à son producteur français, Saäl provoque malgré elle un projet qui commandera une diplomatie de tous les instants, à commencer avec Jonson, le principal intéressé. « Les Suédois se méfient du cinéma, malgré Bergman, car le théâtre constitue le pinacle de l’expression artistique, observe la cinéaste. Jonson était réticent au départ à adapter son histoire au grand écran, il avait refusé maintes fois auparavant des dramatisations de l’évasion. Je crois qu’il a fait confiance à ma démarche professionnelle et ma capacité d’écoute avant toutes choses. »


Saäl commence ensuite à se familiariser avec le milieu carcéral et relève des traits communs, en Suède comme ailleurs : « Il n’est pas rare de trouver plusieurs immigrés parmi toutes les prisons du monde, la plupart du temps des gagne-petits, mais ce que l’on soupçonne moins, c’est que la plupart des évasions se produisent à quelques semaines des libérations. Ce doit être comme une envie de pisser : on se retient et se retient encore, mais à un moment, on n’en peut plus. »


Le parcours exceptionnel de la production des Prisonniers de Beckett n’allait pas s’arrêter là : Jonson et Saäl trouvent dans les mots de Bob Dylan la synthèse idéale de leur histoire, et se mettent en tête de plaquer quelques unes de ses chansons sur certaines scènes du film. « Bob Dylan s’est imposé rapidement à Jan et moi pour compléter le film : ses paroles témoignent de son engagement contre la peine de mort, aussi j’ai pris une chance de demander à son agent les droits et contre toute attente, Dylan nous a cédé les droits, gracieusement de surcroît ! » Coup de bol ou non, la plupart des éléments du film semblent tomber en place et permettent à Saäl de redonner au documentaire son pouvoir d’évocation. Comme elle le dit si bien, « les choses incroyables arrivent aux personnes qui savent comment les raconter ».


© 2007 Charles-Stéphane Roy