lundi 2 février 2009

Christian Marclay et l'exposition REPLAY


Pour en finir avec la reproduction mécanique
2009
Paru dans la revue Séquences

Les fidèles du Festival international de musique actuelle de Victoriaville connaissent probablement mieux l’art de Christian Marclay, Américain d’origine suisse parent du groupe Fluxus, de Steve Reich ou Laurie Anderson, que les cinéphiles, bien qu’il soit également indissociable de la vidéo d’art new-yorkaise du début des années 1980.

La DHC/ART Fondation pour l’art contemporain, de plus en plus connue au Québec et ailleurs depuis que sa fondatrice Phoebe Greenberg a produit le court métrage « Next Floor » de Denis Villeneuve, a emmené à Montréal l’exposition-rétrospective Replay, commandée à l’origine par la Cité de la musique à Paris. Une excellente opportunité (jusqu’au 29 mars 2009) de se plonger dans l’univers d’un pionnier de la vidéo audio expérimentale.

La première nord-américaine de Replay constitue un choc temporel indéniable. Parce que l’œuvre pré-numérique de Marclay est le prolongement de ses essais audio, et qu’elle correspond à une période presque primitive de la vidéo d’art, il demeure difficile aujourd’hui de faire abstraction non pas des moyens de production plutôt rudimentaires, ni de la qualité des enregistrements, mais plutôt des théories sous-jacent les premiers temps d’une démarche bien de son époque, où le terme ‘multimédia’ faisait frissonner tout ce qui s’appelait avant-garde déjà lassées d’un pop art agonisant.

Le hasard a fait que Replay soit présenté à Montréal en même temps que Sympathy for the Devil au Musée d’art contemporain et Warhol Live au Musée des Beaux-Arts, autres expositions consacrant les premières fusions entre le rock et l’art. Marclay, l’un des plus percutants vidéastes de ce côté-ci du phonogramme, a dominé l’âge d’or analogique par ses collages simplistes mais terriblement efficaces avant que l’ère de l’échantillonnage (sonore et visuel) ne requiert une autre manière d’envisager la matière première, images et sons séquencés et modulables à l’infini.

Certains observateurs – surtout de l’industrie de la musique – l’imposèrent d’emblée comme l’un des pères du turntablism, terme américain désignant l'art de créer de la musique grâce aux platines à vinyles et aux disques vinyles. Au milieu des années 1970, bien avant que l’échantillonnage soit une pratique live, à la mitaine, selon le degré de doigté et d’ingéniosité sonore des DJs, Marclay avait déjà confectionné une batterie synthétique à l’aide d’un disque vinyle sautillant avec régularité pour remplacer un batteur humain.

L’esprit punk, D.I.Y. – ‘do it yourself’ étant dans l’air du temps, Marclay appliqua ce principe dans ses concerts, qui se transformèrent rapidement en performances, en happenings puis en œuvres muséales. Passer en bandouillère une table tournante modifiée en guise de guitare et se filmer imitant Jimi Hendrix et sa guitare hurlante, voilà le germe d’une démarche visant à donner un autre sens aux objets parente de Marcel Duchamp, qu’a toujours admiré publiquement Marclay. Celui-ci a poussé l’art du collage tellement loin – en cassant des vinyles et les recollant pêle-mêle pour les faire jouer ensuite et créer de nouvelles dynamiques grâce aux sautillements et plages déconstruites – qu’il fut tout naturel pour lui d’appliquer pareil traitement à la vidéo.

Ses premières bandes constituent de simples montages / captations de ses performances – seul avec son Phonoguitar (sa platine modifiée entre guitare et phonogramme) ou avec des complices cassant, égratignant ou tapant ensemble des vinyles. Marclay fit le chemin inverse en remontant selon certaines thématiques des extraits de films pour en faire une nouvelle suite d’images et d’idées dans une autre série, tandis que qu’une troisième vague le vit filmer des expériences sonores poussives originales. Le trait commun de ces essais demeure invariablement le son, leur traitement et la réflexion sur leur ‘présence’ au cinéma. Replay est ni plus ni moins qu’un rappel (comme à la fin d’un concert) des œuvres les plus spectaculaires de Marclay, certaines ludiques, d’autres carrément expérientielles.

PREMIER MOUVEMENT: MUSIQUE NON-STOP
Fast Music (1982) : en moins de deux minutes, Marclay se filme en train de manger littéralement un disque vinyle à la manière d’un clip de Norman McLaren. Ce clin d’œil annonce la performance vidéo de Record Players (1985), durant lequel des individus font la vie dure à des disques vinyles, jusqu’à les faire éclater et marcher sur leurs débris. L’année précédente, Ghost (I Don’t Live Today) se voulait un vidéoclip ironique sur une version déconstruite de la pièce du même nom de Jimi Hendrix lors d’un ‘solo’ de phonoguitar en alternant des images du barde afro-hippie, l’un des premiers artistes à brûler son instrument pour en tirer de nouveaux sons.

SECOND MOUVEMENT: LE SON EN ACTION
L’une des œuvres les plus politisées de Marclay est sans conteste Guitar Drag (1999), une vidéo rendant hommage à James Byrd, Jr, un Afro-Américain mort de manière odieuse après avoir été dévêtu, enchaîné par les poignets derrière un camion de brousse puis traîné à toute vitesse sur trois miles dans le désert texan par des suprémacistes néo-nazis. Ici, le vidéaste a attaché une guitare à une remorqueuse et lui fait subir le même sort presque au même endroit durant de longues minutes, faisant hurler son instrument jusqu’à créer un magma de distorsion.

La même année, Marclay juxtapose quatre plans de platines dans Gestures et crée son premier mix vidéo, alors que les sons des quatre séquences se surimposent et se répondent malgré l’effet apparent de cacophonie.

L’antithèse de ces deux œuvres pourrait bien être Mixed Reviews (American Sign Language) (1999-2001), une des plus brillantes vidéo d’art de la présente décade. On y voit dans un plan fixe de 30 minutes le collage ‘invisible’ de textes critiques sur des pièces de musiques ‘récités’ par l’acteur muet Jonathan Kovacs à l’aide du langage des signes. L’analyse de performances musicales prend vie sous nos yeux et devient une performance en soi fort éclatante, tandis que Marclay livre spécifiquement à l’acteur des critiques hautes en couleur, utilisant des métaphores spectaculaires, comme pour tourner en ridicule certaines sentences ampoulées ou exagérément colorées, tout comme la manie du superlatif dont tend à abuser une certaine critique culturelle. Plus que le travail de traduction d’un art et d’un langage à un autre, Mixed Reviews transporte le mime à un degré d’interprétation (au propre comme au figuré) inégalé, tout en poussant vers un nouvel axe zéro le travail de Marclay sur la transposition du son en images.

TROISIÈME MOUVEMENT: L’ÉCHANTILLONNAGE VIDÉO AVANT L’ÈRE DU ‘MASH-UP’
Terme dont la popularité a explosé en 2008, le ‘mash-up’, ou émulsion vidéo, un effet de remontage numérique dont les plus probants exemples sont ces bandes annonces détournées faisant passer The Shining pour une comédie romantique ou West Side Story pour un film de zombies avec des résultats mystifiants, n’est ni plus ni moins que le prolongement de l’échantillonnage vidéo, une discipline des années 1980 perfectionnée durant la décennie Clinton – au Canada, This Narrative is Killing Me (2001) de Dennis Day reste l’un des plus illustres exemples en la matière.

Marclay s’est servi de cette technique dans Telephones (1995), qui combine plusieurs courtes scènes de films hollywoodiens durant lesquelles des personnages utilisent le téléphone pour ensuite remanier le tout selon un plan plus proche de la partition que du scénario. À des éléments visuels comme les appareils téléphoniques ou les cadrans de composition, Marclay insère progressivement les répliques, qui en viennent à élaborer de nouveaux dialogues sans égard à toute forme de continuité selon les époques ou les films, puis des éléments sonores comme les sonneries et le fracas des combinés raccrochés. Une fois rapaillées, ces retailles visuelles et sonores en viennent à revivre en occupant pour une fois l’avant-plan.

Crossfire (2007) se veut le prolongement excessif de ce procédé, alors que le spectateur doit se placer au centre d’une petite pièce dont les quatre murs-écrans diffusent des extraits différents de films durant lesquels sont utilisés des armes à feu. Du chargement à la fusillade, on devient carrément la cible d’un carnage sonore et visuel en quatre contrepoints, selon l’angle auquel on fait face. Les visages sont devenus secondaires, tandis que la bande-son multiplie les coups de feu, apparemment de manière diffuse, mais toujours contrôlée pour en arriver à une suite cohérente et dramatique.

Le clou de ce mouvement est Video Quartet (2002), panoramique de quatre écrans pleine grandeur alignés horizontalement, sur lesquels sont projetés des images de musique, de sons et de voix, toujours dans le corpus du film populaire. Les sons et les silences se répondent et s’entrechoquent, mais, comme dans le cas de Telephones, les images ‘supportant’ les sons en viennent à prendre à leur tour un sens nouveau : c’est la rencontre de John Cage et de l’effet Koulechov, un façonnage impressionnant par sa dimension, mais quelque peu éculé lorsqu’on le compare avec les possibilités techniques et interprétatives du numérique. Car pendant que Marclay tente d’en finir avec la reproduction mécanique, les nouveaux wizz kids fréquentant Elektra ou Mutek fraient déjà avec des joujoux autrement plus sophistiqués comme la Reactable, l’Absolut Quartet et le Robodrummer.

© 2009 Charles-Stéphane Roy