lundi 2 février 2009

Critique "Elle veut le chaos"


ELLE VEUT LE CHAOS
de Denis Côté
2009
Paru dans la revue Séquences

Sortir du rang

Du fugitif solitaire des États nordiques au couple bulgare égaré dans Nos vies privées, Denis Côté prend du galon et plonge pas moins d’une demi-douzaine d’écorchés dans Elle veut le chaos. Ce n’est pas le seul luxe que le cinéaste s’est permis ici; le noir et blanc 35mm, les acteurs chevronnés et un scénario plus dense qu’auparavant témoignent tous de l’amplitude que sa démarche de farouche indépendant laissait présager. S’il s’agit sans plus d’une institutionnalisation des moyens, la démarche demeure toujours aussi en amont du cinéma québécois, du centre comme de sa marge. Difficile d’accuser Côté d’avoir choisit la voie du compromis : faut-il se rappeler que le fossé entre ce 3e essai et Nos vies privées est tout aussi marqué que celui entre son aventure bulgare et son escapade à Radisson.

Objet indirect et jaloux de ses secrets, on entre dans Elle veut le chaos par une meurtrière plutôt que la porte principale. À ceux qui s’attendaient à saisir un fil d’Ariane dans ce film aux contours plus traditionnels, le réalisateur leur réserve une série de fausses pistes et quelques détours dès son introduction, alors qu’une femme s’accuse d’avoir tué son mari en entrant dans un poste de police, un personnage qu’on ne la reverra plus par la suite. On nous propose en échange des malfrats ennemis cloîtrés sur un rang aux abords d’une autoroute; d’un côté, le semi-retraité Jacob et sa fille Coralie; de l’autre, Alain, Spazz et Pic, toujours actifs dans la vente de drogue rurale.

Si leurs défiances quotidiennes tiennent du ridicule – les deux clans habitent l’un en face de l’autre! – et semblent tourner en rond, l’implication des femmes (la mère folle, la fille sauvageonne et deux prostituées russes) dans ces chimères de véranda sème juste assez de discorde pour faire imploser cet inexplicable voisinage forcé.

Le Prix de la mise en scène obtenu au Festival de Locarno 2008 confirme bien une chose : au-delà de l’histoire, de la qualité de la direction photo de Josée Deshaies et d’un casting impeccable, le cinéaste, maintenant muni de moyens accrus, s’accapare encore plus qu’auparavant tout l’espace du film, des travellings étudiés aux chocs atmosphériques, de l’enchère de personnages faussement stagnants – un défi narratif payant au final – au deuil amusé d’une virilité truande, dont le teigneux Spazz semble s’être fait un devoir d’imposer à toute cette bande de flancs mous et de tire-pois. Plus que tout, personne dans le cinéma québécois récent n’arrive à écrire de pareilles histoires, gage d’une démarche inimitable, budget décent ou pas.

On remarquera aussi une corrélation évidente entre ces bandits d’arrière-pays refusant de jouer dans les grandes ligues et Côté le cinéaste, toujours aussi méfiant envers le cinéma grand public, essayant d’apprivoiser le cinéma syndiqué par tous les décalages possibles. Ouvrir le jeu sans dévoiler toutes ses cartes, tel était ici le défi du réalisateur.

Pour autant qu’on fasse le deuil du réconfort d’une logique irrévocable, Elle veut le chaos parvient sans difficulté à nous embarquer avec ses personnages lentement définis, l’inexplicable force d’attraction de ce coin perdu pourtant à distance de marche de l’autoroute, ou encore ce noir et blanc ascétique magnifiant la Coralie d’Ève Duranceau, moins par ses traits sévères et anguleux que par le contraste de ses cheveux de charbon et son visage picoté amplifié par la pellicule monochrome.

En bon cinéphile, Côté rend une fois de plus hommage aux pionniers du cinéma québécois avec ces gueules tout droit sorties des premiers films de André Forcier et Marcel Carrière et cette campagne inquiétante à la Maudite galette. Alors que les personnages de ses deux premiers percevaient presque les habitants de Radisson ou de Ste-Perpétue comme un entourage exotique, le cinéaste a préféré cette fois façonner de toutes pièces ses ‘régionaux’ – le film fut tourné à Contrecoeur, en Montérégie, sans que l’action ne dépende d’un lieu précis comme dans Les états nordiques ou Nos vies privées – pour s’assurer de leur intégrité dramatique, quitte à ne s’intéresser qu’à leur grotesque pour les besoins de la cause, un film d’ensemble voulu tel quel, sans performance d’acteur ni tirade.

Qu’importe les improbables desseins de ses personnages, ses efforts acharnés de distanciation et ses transitions discutables, Elle veut le chaos n’appelle jamais à l’ironie et parvient à disposer de ces caïds du dimanche avec la dignité d’une véritable tragédie.

© 2009 Charles-Stéphane Roy