jeudi 5 février 2009
Critique "Paranoid Park"
PARANOID PARK
de Gus van Sant
2008
Paru dans la revue Séquences
Planche à mort
La tentation est forte de condamner les similitudes et redondances thématiques entre Paranoid Park et la trilogie de faits divers détournés par Gus van Sant. Tandis que le Grand frère d’Oregon prépare déjà son retour à Hollywood avec Milk cautionné par une pléthore de vedettes, son dernier film sort discrètement en Amérique, contrée-miroir de ce nouveau drame teinté de nihilisme et d’innocence sublimés. Consistance ou complaisance ?
Le style van Sant, comme celui de Gondry, Lynch, Almodovar ou Greenaway, est stylistiquement inimitable, ce qui lui procure à la fois une singularité et une transparence qui, de film en film, révèlent les contours, les défauts et les stratégies derrière les intentions. Si les génies ont le rare don de faire tomber l’éclair à plusieurs reprises au même endroit, il arrive souvent pour eux de radicaliser leur méthode plutôt que la repenser, souvent aux dépends du spectateur. Car à choisir entre l’éblouissement et la surprise, le cinéphile moyen ou averti penche secrètement pour la seconde option, souvent synonyme de satisfaction immédiate.
Paranoid Park, donc, cet escarpement bétonné à l’étroit des viaducs de Portland, ville natale du cinéaste, nous est déjà familier avant que le cinéaste nous y invite, avec ses cohortes d’adolescents androgynes aux teints laiteux, ses ralentis magnifiés, son magnétisme clanique et son atmosphère cul-de-sac. À l’instar d’Elephant et Last Days, le Punk skatepark (nom original du lieu), tout comme l’école secondaire que fréquente Alex, attire une foule hybride qui ne s’aborde pourtant que rarement.
Toute l’acuité de van Sant à l’égard des rites prépubères tient depuis Drugstore Cowboy dans cet effet de distance et de proximité à la fois ; le drame d’Alex, celui d’avoir tu son implication dans la mort d’un gardien de train, existe précisément à cause de son appartenance et son détachement face à l’espace si familier et pourtant flou qui s’installe entre des jeunes forcés de partager autant leur vie publique que privée avec d’autres étudiants, à la cafétéria comme dans les partys de sous-sol, voire n’importe quel recoin inoccupé par les adultes.
Qu’Alex ait été au moment mauvais moment au mauvais endroit, que sa réaction fut involontaire ou non, que ses remords ne l’empêchent pas d’agir comme si rien ne s’était produit, est le moindre des soucis de van Sant ; le but est une fois de plus de mettre en images le malaise d’individus imprévisibles devant des situations éveillant leur sens moral bourgeonnant. Et encore ! Le Gus van Sant des années 2000 n’a même plus besoin de la réalité pour concevoir ses films, le récit cédant progressivement sa place à tous ses excès d’impressionnisme aigu, enivré par ses propres variations plastiques. Eut-il lancé des projets sur des baleines ou des intellectuels, ses producteurs lui auraient coupé le robinet dès ses premiers symptômes, mais sa fascination pour les jeunes et les histoires médiatiques lui ont procuré le bonheur d’un sursis qui ressemble aujourd’hui à du surplace.
À preuve, la principale nouveauté de Paranoid Park sur ses prédécesseurs siamois ne provient ni d’un talent issu des quidams repêchés via MySpace – van Sant préfère les amateurs aux comédiens professionnels – ni encore sa foisonnante partition musicale qui assure au quinquagénaire d’être encore dans le coup, mais plutôt l’arrivée du maestro Christopher Doyle, habitué aux virtuoses consciencieux (Wong Kar-wai et Pen-Ek Ratanaruang en tête), qui a peut-être inspiré le cinéaste américain à pousser encore plus en avant ses explorations formelles. On retiendra à sa défense l’une des meilleures scènes de douche de l’histoire, une banale ballade en plein jour au bureau du directeur tournée comme un film d’horreur, quelques bains de plage à la Angelopoulos et des prouesses de skaters dignes de Warren Miller. La participation de Kathy Li, qui parsème le film de séquences en 8mm, libelle sans grande imagination le récit du sceau de la 'street credibility' des vidéos maison d’exploits juvéniles qui s’empilent sur YouTube.
Prix du 60e anniversaire au dernier Festival de Cannes, Paranoid Park n’est donc pas la digression attendue d’une œuvre désormais fractionnée en deux temps et deux manières, celle d’un cinéma du champ gauche avec vedettes hollywoodienne à la clé, et la suivante, du film de laboratoire désarticulant des échantillons de réel et la chronologie des événements pour aboutir sur une matière brute embrouillée jusqu’à l’abstraction. Maintenant, pour le bénéfice des spectateurs et sûrement de quelques-uns de ses fans, est-ce que van Sant peut se désenvoûter et revenir à un cinéma dans lequel les sens n’obstruent pas la voie au sens même du récit? La réincarnation existe-t-elle au cinéma?
© 2008 Charles-Stéphane Roy