de Jeff Nichols
2007
Paru dans la revue Séquences
Drame de fourche et de plomb
Sorti discrètement dans l’une des sections parallèles de la Berlinale 07, Shotgun Stories a provoqué une petite commotion chez ceux qui pensaient en avoir fini avec le mythe américain du « œil pour œil ». Anglais, Coréens et Français ont compris le message en se portant acquéreur des droits nationaux du 1er film de Jeff Nichols.
Shotgun Stories sent l’orage imminent, le ruminement des castes terriennes, la bière en cannettes et l’écho des carabines, tout comme le souffle des films fermiers de Terence Malick et son émule David Gordon Green, incidemment producteur de Jeff Nichols, jeune réalisateur à la main froide et la tête remplie de symboles d’Americana. Nichols arrive en bout de course d’une lame de fond d’oeuvres inspirées par le vague à l’âme des communautés rurales, corpuscule recoupant autant Green (All the Real Girls) que Phil Morrison (Junebug), Kelly Reichardt (Old Joy) ou Billy Bob Thornton, qui donna le signal dès 1996 avec Sling Blade.
Plus état d’esprit que réel manifeste, la soupe Southern Gothic table plus souvent qu’à son tour sur le désoeuvrement des collectivités clairsemées des contrées délaissées avec contemplation et une chaleur tangible. Shotgun Stories se penche quant à lui sur les pactes de sang et les conflits intergénérationnels minant les têtes brûlées de clans revanchards. Le portrait de Nichols, même s’il verse dans l’extrême, offre son lot de losers magnifiés, d’orgueils blessés et de froussards gagne-petits pour garnir une demi-douzaine de films de cette tendance, mais la maîtrise de l’ensemble est telle qu’on se sent immédiatement entouré d’une famille authentique prise avec des déchirures inconciliables que les tragédiens antiques n’auraient pas renié.
La loi du talion a cours à Little Rock (Arkansas), champ d’honneur d’une rivalité entre les sept fils issu des deux mariages de Cleaman Hayes, un ancien ivrogne négligent devenu un born again habile en affaires. Apprenant son décès, Son, Boy et Kid, sa progéniture non désirée du temps de sa première épouse, vient assombrir les funérailles de Cleaman Jr., Mark, Stephen et John, les quatre fils chéris du temps de la conversion du patriarche. En crachant sur son cercueil, Son réanime une ancienne rivalité avec ses demi-frères, qui nourrissent eux-mêmes un mépris envers l’indolence des rejetons du paternel.
Ce qui n’est rien pour redorer l’existence de Son, Boy et Kid, qui forment une fratrie sans le sou – l’aîné, pisciculteur de son métier, héberge Kid dans une tente de camping derrière sa bicoque, tandis que Boy, fan de basketball, vit dans son camion – inconfortable à la présence des femmes. De menaces en coups de poing, les frères prennent les armes après que Kid ait fait les frais des autres Hayes après avoir lui-même battu un des leurs à la pelle. Quelques violences plus tard, Boy tente d’enterrer la hache de guerre avec ses demi-frères afin d’éviter l’hécatombe.
Au-delà de son scénario calibré et de son atmosphère savamment délabrée, Shotgun Stories puise sa force et son drame dans – fait rare – la puissance d’évocation des lieux et la morphologie des personnages. Des maisonnettes rouillées aux labours à perte de vue, l’espace du film isole une galerie de personnages inquiétants tour à tour par la sévérité de leurs traits, la bonhomie de leurs raisonnements et la fulgurance de leurs réactions. Rugueux et juvéniles, les interprètes des Hayes passeraient facilement pour une belle bande de consanguins si ce n’était de leurs rapports de force hérités d’un père qu’on s’image à la limite schizo (on ne le verra pas du film) et de mères le nez dans la soupe pendant que leurs fils se canardent à qui mieux mieux. Michael Shannon, pour un, offre une performance à scier les jambes tellement son visage ne permet aucun autre sentiment que la rancune et l’incapacité à régler quoi que ce soit dans sa propre cour. Assurément de ces gueules et ces voix qu’on ne souhaite pas croiser en arrière-pays.
Comme toute tragédie qui se respecte, l’inévitable de la confrontation est complexifié par la pleine conscience des personnages des racines de leur conflit et de l’injustice dans leur malheur. Pareille démonstration ne peut être le fruit que d’une acuité certaine, que Hayes déploie plus vraisemblablement au scénario et à la direction d’acteurs qu’à la réalisation. L’intelligence du propos tient ainsi dans la manière dont ces brutes placides en viendront à révéler les raisons derrière leur haine sans dévier de leur course mortelle pour autant. Pour soulager le spectateur d’une telle dose de fatalité, quelques contrepoids témoignent d’un sens de l’observation accru et d’un humanisme manifeste envers cette galerie de mal-aimés incapables d’abdiquer, affrontant la vie une calamité à la fois.
© 2007 Charles-Stéphane Roy