mercredi 23 juillet 2008
Critique "The Linguists"
The Linguists
de Seth Kramer, Daniel A. Miller et Jeremy Newberger
2008
Paru dans la revue Séquences
Petit précis d’ethnographie numérique
Le sujet d’un documentaire peut souvent combler ses lacunes esthétiques, que ce soit par sa portée, ou par des considérations purement techniques (coins reculés, équipe réduite). Tout compte fait, l’importance qu’on peut accorder à l’existence d’un film appartenant à cette catégorie n’a d’égale que l’acuité du regard de son réalisateur, ou simplement, comme dans le cas de Linguists, la démarche même de ses intervenants.
La faculté anthropologique du documentaire américain à témoigner de chaque réalité de ses habitants comme si elles constituaient des manifestations plus grandes que nature de sa culture, lui permet de s’immiscer dans des sphères largement ignorée à la télévision, comme les sciences sociales, où peuvent être valorisée une caste invisible, les intellectuels ou les chercheurs, parmi laquelle figurent plusieurs pointures mondiales dans leur domaine, prestige universitaire aidant.
Le documentaire The Linguists, isolé en tant qu’objet de cinéma, vaut à peine mieux qu’une vidéo amateur. Pourtant, la captation de la quête de ces deux académiciens avides de langages perdus et de civilisations oubliées, ferait passer Indiana Jones pour le plus empoté des diplômés aventuriers.
Commanditée en partie par la National Science Foundation, The Linguists est clairement une entreprise de vulgarisation qui, au-delà de l’aspérité de sa facture bon marché et de son agenda scolastique, s’avère un travelogue époustouflant sur les langues réduites au silence, mais surtout la fracture intergénérationnelle entre des civilisations entières s’effaçant dans l’ombre et l’indifférence. Le sens des mots, nous rappelle les réalisateurs Seth Kramer, Daniel A. Miller et Jeremy Newberger, avant d’être figé par l’écriture – un réflexe maintenant vieux de 500 ans, était pluriel et interprétable par la somme de ses locuteurs.
La seule personnalité et l’enthousiasme des professeurs David Harrison et Gregory Anderson, polyglottes par passion (ils parlent 25 langues combinées), nous convainquent rapidement de les suivre à la recherche de dialectes perdus, animés d’une dévotion envers leur science et l’ambition presque monastique de mettre à profit la technologie numérique pour enregistrer, déchiffrer et cataloguer l’ensemble de leurs trouvailles.
Un micro, une caméra HDVD et un bon sac à dos suffisent pour que des mondes engloutis ressurgissent au détour d’un village apparemment sans importance, ou d’un vieillard dont mêmes les concitoyens ne portent plus attention. La fragilité de leur démarche, c’est ce que l’on apprendra, n’est pas uniquement de tomber au bon moment au bon endroit sur la bonne personne, mais aussi de se laisser suffisamment apprivoiser par leur sujet – soulignons que la plupart d’entre eux n’ont jamais vu de caméra de leur vie ! – afin qu’il puisse leur livrer les rudiments d’un patois ou d’un jargon délaissé progressivement dans leur propre quotidien.
Les ethnographes de l’Institut des Langues vivantes se lancent ainsi sur la piste de dialectes russes, Chulym (en Sibérie), Chemehuevi, Hindou et Sora (en Inde), Quecha et Kallawaya (en Bolivie). Au-delà de l’apparente incompréhension que suscitent ces modes de communication d’un autre temps, la méthodologie employée par Harrison et Anderson permet de déchiffrer la base de toute langue, soit sa structure syntaxique formée de repères rudimentaires, qui conduira lentement à la reconstitution logique de ces systèmes issus, faut-il le rappeler, de traditions orales, donc sans qu’aucune pierre de rosette n’ait pu traverser les âges pour assurer la pérennité de leur traduction.
La production d’un film comme The Linguists reflète bien notre époque, à la fois orgueilleuse de sa science et avide de cannibaliser celles des civilisations dont elle a contribué à accélérer sa disparition. Les langues, comme certains animaux, sont des espèces en voie de disparition. L’âge d’or des communications, du cellulaire au web sans-fil, ne nous déconnecte-t-il pas avec les ères précédentes et la transmission des savoirs pré-numériques ?
Une scène illustre bien notre dépendance face à ces connaissances ancestrales, alors que notre tandem, incapables de trouver leur interlocuteur recherché, un Indien d’Amérique du Sud, tombe malade à cause de l’altitude sans savoir – ils l’apprendront par la suite – que les plantes autour d’eux possèdent des vertus médicinales et auraient pu constituer d’efficaces remèdes pour accélérer leur expédition…
Le film pose également une réflexion sur la suprématie de l’enseignement étatique en zone urbaine, qui a contribué à unifier des pays entiers tout en appauvrissant la diversité des cultures minoritaires et ou isolées. Des 7 000 langues encore parlées sur la Terre, près d’une quarantaine disparaissent à chaque année. Faut-il s’en alarmer, ou n’est-ce que l’évolution inévitable des rites de communication ?
© 2008