mercredi 10 septembre 2008

Critique "Ballast"


Ballast
de Lance Hammer
2008
Paru dans la revue Séquences

Essai (et erreurs) de sensationnalisme réaliste

Œuvre toute en buée et en deltas asséchés, Ballast est le 1er film à d’un architecte passé en douce à la réalisation. Sans crier gare, cette ballade chez les miséricordieux reclus du Sud a annoncé à Sundance et Berlin l’arrivée d’un réel observateur indépendant aux heureuses influences, l’improbable percée d’une sensibilité européenne dans le terreau américain.

Sous un ciel assombri en permanence par les nuages, le vent glacial fait craquer les sillons des terres rêches d’un printemps qui n’arrive plus; au milieu de cette province en perdition se trame une histoire de rédemption parmi les membres d’une congrégation noire disséminée dont une caméra traque en cinémascope les moindres errances. On se croirait dans un Angelopoulos gothique, un Bruno Dumont gospel; il s’agit plutôt de la contrée fantasmée de Lance Hammer, architecte de formation rêvant de cinéma depuis une séance des Ailes du désir à l’université et la fréquentation assidue d’incontournables des filmographies est-européennes et japonaises.

Porté sur les films de proximité, Hammer a tenté de mettre en images les sensations ressenties lors d’un voyage hivernal dans le delta du Mississipi lors de sa jeune vingtaine. Écrit sur une période de dix ans faite de pèlerinages dans les églises et de séjours parmi les ruraux, Ballast est le fruit d’une affection et d’une admiration palpables face à la dignité et l’impuissance des communautés afro-américaines recluses dans de la région.

Comme David Gordon Green avec Georges Washington (autre 1er film, autre vision caucasienne d’une tragédie noire), Hammer se convainc qu’il ne peut soutenir de personnages sincères et épurés sans qu’ils ne soient solidement ancrés dans une réalité désoeuvrée. Le manque d’argent l’a autrement persuadé d’engager des non-professionnels et de concentrer son récit sur les relations entre ceux-ci, qu’il campe avec autorité dans un décor d’une âpreté à la fois lunaire et funéraire.

Tourné dans une dizaine de bleds du Mississipi, Ballast suit à la trace les pérégrinations de James, un adolescent au comportement trouble suite à la mort de son père et la tentative de suicide avortée de son oncle Lawrence. Marlee, la veuve, n’est guère plus épargnée par les événements et tentera de travailler à nouveau au dépanneur de son défunt conjoint pour reprendre pied. Ce trio mal en point, naviguant incessamment entre le réconfort et le règlement de compte, n’a d’autres choix que d’essayer de se survivre l’un à autre tant leur autarcie semble les confiner à ce cul-de-sac fataliste; à les observer se prendre à la gorge de la sorte, on se dit que le commerce de la bouteille, des armes et de la folie ont encore de florissantes années à l’horizon dans cet État, l’un des plus pauvres du continent nord-américain.

Si le portrait grisâtre que propose Ballast ne donne pas exactement dans la nuance et la fine étude de caractères, la signature que met en place Hammer propose le meilleur des deux mondes entre les films terriens du sus-nommé Gordon, de Jeff Nichols et d’autres puristes ruraux, et l’implacable rigueur formelle de Bruno Dumont – Flandres vient immédiatement à l’esprit – ou du tandem Dardenne.

Sans imposer de codes hors des carcans du genre, le nouvel espoir du cinéma américain d’arrière-pays sait manifestement adapter des idées très claires et cartésiennes dans ses cadrages et son montage – qu’il a effectué lui-même – à une certaine vérité émotionnelle, élevant chaque scène par-delà l’habituel complainte des steppes propres aux 1ers essais d’âmes trop vertes.

Le chef opérateur Lol Crawley, britannique d’origine, est aussi pour beaucoup dans le rendu impérial de cette odyssée bourbeuse, tout comme l’œuvre du photographe Todd Hido, habités du désir commun d’éliminer tout rayonnement des plans à la faveur des paysages en décomposition et des possessions humaines abandonnées. Hammer a lui-même invoqué la manière dont Nicolas Roeg suivait David Bowie dans The Man who Fell to Earth pour illustrer sa propre incompréhension face à un monde dont il ne sera jamais que le témoin extérieur, en dépit de tous ses efforts pour ressentir une réalité dont il n’est pas issu.

Impressionnante ou non, cette démonstration de cinéma de terrain se passe néanmoins trop souvent en amont du spectateur, alors que l’émotion brute des plans refuse d’être arrimée à celle des personnages, qu’on nous demande d’accompagner sans trop se poser de questions à leur sujet. La décision de reporter au dernier acte le dévoilement des motivations ayant nourri leur malaise l’un face à l’autre tout au long du film renforce d’autant plus cette impression d’avoir été malencontreusement laissé en plan par un réalisateur-scénariste fort articulé, mais pour qui la mise en scène est plus affaire de sensation que de dramaturgie.

© 2008 Charles-Stéphane Roy