2008
Paru dans la revue Séquences
Le lecteur de comédiens
La section Retour à Locarno 07 invitait l’été dernier les cinéastes s’étant mérité le Léopard d’or au cours des 60 ans du festival suisse à venir présenter à nouveau leurs films lauréats à un nouveau public. L’Anglais Mike Leigh était sur place relater son rendez-vous… manqué avec l’histoire.
Bleak Moments a mis au monde Mike Leigh, du moins dans les festivals, où il obtint une consécration avant de mourir sur les écrans commerciaux peu de temps par la suite, renvoyant Leigh à la télévision pour les 10 années suivantes.
« Le film a attiré un nombre limité mais satisfaisant en salles, s’est rappelé Leigh. Plusieurs personnes ont détesté, disant que c’était pire que de regarder de la tapisserie sécher. Aux Etats-Unis, le film a été rebaptisé « Loving Moments » pour toucher un plus grand public, mais le distributeur n’était pas confiant et l’a rapidement retiré de l’affiche. Les gens avaient de la difficulté à définir le film; pour moi, c’était du Bergman avec des blagues! Ça m’a pris 17 ans avant de refaire un long métrage (High Hopes), c’était tout simplement impossible en Grande-Bretagne pour les jeunes cinéastes de s’imposer, sinon à la télévision. Ce fut également le cas pour Ken Loach et Stephen Frears. Pour ma part, c’était difficile de trouver des fonds sans garantir aux investisseurs comment l’histoire allait se dérouler. »
Le cinéaste n’avait pu se rendre en Suisse présenter le film et chercher son Léopard d’or, si bien que le festival lui a promis de l’inviter l’année suivante, puis la suivante encore tout en oubliant de passer à l’acte. Leigh a finalement pu présenter son coup de départ pour la 1èrefois à Locarno… 36 ans plus tard.
Leigh avait pu financer Bleak Moments grâce à l’acteur Albert Finney, qui a fait beaucoup d’argent durant les années 1960. Il a encouragé à l’époque les 1ers essais de Frears, mais aussi Tony Scott. « J’étais attiré à ce moment-là par des thèmes comme la solitude, l’amour, la communication et les inhibitions sociales ; qui nous sommes en regard avec ce que nous voulons projeter comme image, soutient le cinéaste. Les situations dans lesquelles nous sommes pris et ne pouvons accomplir notre plein potentiel sont de bons moteurs dramatiques. »
Comme il le fit pour ses films subséquents, Leigh utilise l’acteur pour peaufiner les liens entre les personnages et finaliser son scénario. « Je démarre mon raisonnement à partir de mes propres expériences à sentir les émotions des gens, à lire leurs réactions. Mes films ne sont jamais complètement autobiographiques ; je ressemble un peu au personnage de Peter, le professeur coincé, mon travail est somme toute peu élaboré. »
Le choix des acteurs est déterminant pour l’évolution des projets de Leigh, ceux-ci deviennent de véritables partenaires de création. « Je cherche des acteurs ‘vrais’, ce sont souvent les plus professionnels d’entre tous, estime l’Anglais. Je dois admirer leur performance pour être capable de les impliquer dans mon travail, il s’agit d’une méthode simple et sophistiquée à la fois, une collaboration de tous les instants ; sans scénario à proprement dit, j’effectue des improvisations avec les acteurs durant une longue période de temps, c’est un processus évolutif. Et lorsque je revois ces films, je m’aperçois à quel point les performances demeurent de haut niveau même si la sensibilité d’aujourd’hui n’est pas la même qu’au début des années 1970. »
Le personnage de Sylvia, interprété avec maîtrise par Anne Raitt, évoque la jeunesse du réalisateur, témoin des grands bouleversements des années 1940. « Bleak Moments est la somme de mon expérience de jeune garçon, puis d’adolescent entre la dépression et la Seconde guerre mondiale, confie Leigh. Comme je suis né dans une période trouble, j’ai rapidement appris le sens de la privation, mais aussi d’être à l’écoute de mon milieu. J’étais très observateur. La guerre fut une très grande épreuve où j’avais besoin des autres comme ceux-ci avaient besoin de moi. C’est dans cet esprit que j’ai imaginé la sœur déficiente intellectuelle de Sylvia, et sa grande tendresse envers elle. Ce sont des Sœurs Brontë nouveau genre ! En fait, elles incarnent toute la répression émotive de la sous-bourgeoisie, et les embarras que cela occasionne. »
Quant au ton si particulier de Bleak Moments, Leigh croit que le secret réside dans une attention portée aux scènes dans leur ensemble. « Le seul dialogue ne peut pas alimenter une scène complète, il faut le situer par rapport au jeu des comédiens, leur débit, leur position dans le décor, le choix du cadre et de la lumière, mais surtout dans le choix des mots employés, l’espace entre ceux-ci et le sous-texte. Il faut que la personnalité et l’expérience des personnages transpire dans chaque réplique, chaque hésitation, pour en faire des individus à part entière et ainsi enrichir leurs interactions. »
© 2008 Charles-Stéphane Roy