lundi 15 juin 2009

15 ans de cinéma numérique


IMAGES NUMÉRIQUES 1995-2010
2009
Paru dans la revue Séquences

D’un dogme à l’autre


La révolution numérique telle qu’on la concevait dans les années 1990 avec l’apparition des caméras Mini-DV et de ses successeurs a-t-elle tenue ses promesses? Presque 15 après la bulle Dogme 95 de la fratrie danoise de Lars von Trier, les pixels dominent de plus en plus les écrans, et pourtant, le vocabulaire cinématographique découvre encore timidement les possibilités du médium.

L’arrivée de la Panasonic Genesis, mais surtout celle de la fameuse RED One, avec son capteur de 11,4 mégapixels et sa capacité à capturer jusqu'à 60 images par seconde – plus du double d’un caméscope haute définition haut de gamme, constitue la fin de la genèse du cinéma numérique tel que nous l’avons apprivoisée, malgré les limites technique des formats pré-HD, qui épousaient tout de même l’esthétisme trash propres à la décennie Clinton.

Le documentaire, qui, par ses contraintes budgétaires et formelles propres aux canevas télévisuels, avait bien longtemps auparavant établi la vidéo comme le standard du genre, pour le meilleur et le pire. En fiction, hormis l’utilisation de la vidéo comme insert dramatique – de Jacques et novembre (1984) à Sex, lies and videotapes (1989), la réalité vue à travers la lorgnette de ces appareils mobiles à la qualité discutable fut au centre de quelques œuvres introductives comme les premiers essais de Thomas Vinterberg et Harmony Korine, à l’infâme Blair Witch Project (1999).

LE RETOUR DU HORS CHAMP
Parlant du film de Daniel Myrick et Eduardo Sánchez, il fallait une sacrée présence d’esprit pour attirer les foules avec un budget présumé de 22 000 $ et une histoire à dormir debout. La clé de ce succès inattendu résida tout simplement dans les limites de ce que le spectateur, pris avec les limites du champ de vision de chaque caméraman, pouvait voir, entendre et surtout décoder son environnement. Idem pour le récent Picnic a.k.a. Hooked a.k.a. Pescuit sportiv (2007) d’Adrian Sitaru, qui pousse ce procédé à l’extrême, alors que le montage ne fait qu’alterner les points de vue des trois personnages principaux, alimentant la méfiance que ceux-ci entretiennent avec les autres, imitant même chaque regard s’égarant de l’action.

FAITES-LE VOUS-MÊME
Les réalisateurs en herbe, ignorés par le financement public ou les producteurs établis, ont tôt fait de passer outre le rendu laborieux de la vidéo pour créer, une situation qui perdure encore aujourd’hui. Faisons fi d’une liste laborieuse et d’oublis incontournables, mais citons tout de même de mémoire El Mariachi de Robert Rodriguez (1992), Clerks. (1994) de Kevin Smith, Visitor Q (2001) de Takashi Miike, et, du côté de chez nous, Jimmywork (2004) de Simon Sauvé, Le bonheur c'est une chanson triste (2004) de François Delisle, Daytona du collectif Amerika Orkestra, Nos vies privées (2007) de Denis Côté ou encore Le cèdre penché (2007) de Rafaël Ouellet. Tournés en équipes réduites, souvent avec des budgets inexistants, ces films dépassent le seuil de l’underground et dénotent souvent plus de sérieux et d’audace que les films dits subventionnés, ce qui ne les a pas empêché de fréquenter les festivals internationaux, eux-mêmes avides de nouvelles images.

LA RÈGLE DU ‘JE’
La vidéo a servi tout autant les égocentriques de tout acabit, car rien n’est plus personnel qu’une bonne caméra retournée vers soi-même. Tarnation (2003) de Jonathan Caouette est un éloquent exemple ; à la patchwork pan-technologique filmés depuis l’âge de 8 ans, le film s’appuie sur une quantité anarchique de matériel personnel pour attester de la personnalité fuyante du réalisateur, une démarche similaire à celles empruntées dans les tout aussi pertubants Capturing the Friedmans de Andrew Jarecki (avec embrouille judiciaire à la clé), sorti incidemment la même année que Tarnation, et Grizzly Man (2005) de Werner Herzog, mythomanie en prime.

LE RÉEL ET LA RATE
L’utilisation de la vidéo en fiction a perfectionné, dans un registre moins expérimental, deux genres suspects et souvent puérils, le ‘documenteur’ et le documentaire-expérience. En effet, quoi de mieux qu’une bonne dose de caméra à l’épaule pour déceler l’humour le plus inattendu, dans un style consensuel quasi indiscernable du petit écran. Encore là, l’Amérique a fait autorité sur le genre, gracieuseté des pitreries pseudo-journalistiques de Michael Moore, surtout depuis Farenheit 9/11 (2004), des exploits scatologiques de Jackass: The Movie (2002) de Jeff Tremaine, du rêve américain revu par My Date with Drew (2004) de Jon Gunn, Brian Herzlinger et Brett Winn, et des enquêtes foldingues de Religulous (2008) de Larry Charles, également auteur de Borat (2006).

LE TEMPS RETROUVÉ
Fini les périodes de tournages restreintes, des limites de captation en raison de la longueur des bobines et le coût prohibitionniste de la pellicule, tandis que le pixel redonna aux cinéastes le luxe de filmer quand bon leur semble, avec des plans d’une durée inimaginable il y a à peine quelques années. Alexandre Sokurov l’a très bien compris avec L’Arche russe (2002), considéré à juste titre comme le premier chef-d’œuvre du cinéma numérique ; son plan de 99 minutes lui a mérité le titre de premier long métrage n’ayant pas nécessité de montage, une quasi hérésie au pays de Vertov et d’Eisenstein. Au-delà de sa stricte performance, le film saisit l’opportunité du tournage sans pellicule – la durée de la batterie de la caméra devient à partir d’ici le nouvel obstacle à repousser – pour proposer une expérience inédite de la continuité des plans, qui plus est, un heureux amalgame d’époques au gré des pièces de l’Hermitage.

Wang Bing a pu à son tour filmer entre 1999 et 2001 la lente désintégration d’un secteur industriel chinois reculé dans le triptyque formant À l’Ouest des rails (2003), une œuvre documentaire totalisant plus de 9 heures. Le réalisateur a récemment doublé la mise avec The Journey of Crude Oil (2008), un film-installation de plus de 14 heures, bien que son intention première était de produire une œuvre de 70 heures ! Rapprochant encore plus le cinéma et l’art contemporain, son compatriote Yang Fudong l’a imité, en fiction du moins, avec l’anthologie de cinq longs métrages Seven Intellectuals in Bamboo Forest (2003-2007), qui, prisés à Venise et Sundance, furent conçus pour être regardés dans l’ordre ou le désordre.

IMAGES VOLÉES
Il ne faudrait pas non plus négliger l’apport de la vidéo numérique dans la politisation des images, l’équation entre une technologie légère, presque clandestine, et un contexte international particulier – voir l’incalculable nombre de films démonisant Georges W. Bush. C’est ainsi que Michael Moore a réussi à tourner des scènes indiscrètes ou carrément à l’insu de ses interlocuteurs, ou, dans un but hautement plus recommandable, Hugo Latulippe et François Prévost ont pu capter la quête non-officielle de Kalsang Dolma de laisser ses compatriotes s’exprimer librement devant la caméra, un geste hautement répréhensible, au sujet de l’occupation chinoise en territoire tibétain dans Ce qu’il reste de nous (2004). D’autres comme Lou Ye (Nuit d'ivresse printanière, 2009) ont pu traiter ouvertement de l’homosexualité en plein bastion communiste, et encore, de manière plus saisissante encore, noter les revers de l’exploitation de la perche du Nil autour du Lac Victoria dans le documentaire d'horreur Le cauchemar de Darwin (2004) de l’Autrichien Huber Sauper.

PLANS GROS
Le cinéma numérique voit maintenant large, et à raison, faisant déjà éclater une nouvelle dextérité à Hollywood, d’Attack of the Clones (2002) de Georges Lucas et Spy Kids 2 de Robert Rodriguez – les premiers blockbusters tournés en HD, jusqu’au prochain Avatar (2009) de James Cameron, qui intègrera l’expérience de la haute définition au jeu vidéo et à la stéréoscopie (3D), et au regain de vie du format IMAX depuis qu’il reformate les canons américains pour les écrans géants. Reste à savoir si le débat du numérique sera encore l’affaire de révolution ou simplement de résolution…

© Charles-Stéphane Roy 2009