mardi 26 mai 2009

Critique "Tulpan"


TULPAN
de Sergei Dvortsevoy
2009
Paru dans la revue Séquences

L’élue des steppes

Ancien ingénieur radio chez Aeroflot passé documentariste chouchou des programmateurs de festivals, Sergei Dvortsevoy livre un premier film de fiction dépaysant à l’humour contagieux, conçu dans l’immensité poétique des steppes d’Asie centrale.

La surprise qu’a constituée Tulpan sur le circuit international n’a d’égale que la fraîcheur et l’humanité de sa démarche, suffisamment affranchie de l’austérité et de l’exotisme tapageur présumées devant ce type de coproduction Est-Ouest, rappelant une réussite méconnue, le bien senti Desert Dream de Zhang Lu. Il ne faut toutefois pas perdre de vue que Dvortsevoy, une authentique créature conçue et sevrée par les festivals, a pu avoir le champ libre après avoir accumulé une quantité phénoménale de prix de par le monde. Dans Tulpan, la vie simple d’une famille d’éleveurs de moutons se transforme en vivoir d’expériences humaines (et animales) restituées avec l’acuité du documentariste et la perspicacité du conteur, celui capable de transformer le pittoresque en féerique. On en oublie vite la caricature exagérément navrante du Kazakhstan de Borat, aussi désopilante fut-elle.

Si les steppes kazakhes évoquent les westerns, Dvortsevoy s’en tient à une étude de mœurs chez les membres d’un clan tout sauf triste, toujours sur le point d’éclater… mais où peut-on se sauver lorsqu’on habite au milieu de nulle part? Reste une vie organisée selon les besoins essentiels, l’éducation des enfants et l’élevage des moutons, au milieu de nulle part (le film fut tourné dans une région appelée Betpak située dans le sud du Kazakhstan, à 500 kms du plus proche village…), dans ces contrées où le ciel occupe à vue d’œil plus d’espace que le sol.

Dans ce bout du monde, les humains ne semblent pas valoir plus que les bêtes, les femmes que les hommes, les enfants que leurs aînés. Et pourtant, la famille d’Asa, qui revient vivre parmi les siens à la fin de son service militaire dans la marine, s’en remet constamment aux coutumes pour survivre, ce qui occasionne plusieurs prises de bec et des changements de ton parfois déconcertants.

Asa voudrait bien se marier et fonder une famille, mais Tulpan, son inapprochable promise, le repousse à cause de ses oreilles trop décollées, ce qui vaut à notre pan récemment décoré de gênantes rapprochements avec le Prince Charles, dont on ressort une photo à la moindre occasion de le tourner en ridicule. Mais cela ne fait pas tout entier un film, et Dvortsevoy s’empresse d’animer la troupe de visiteurs impromptus, comme un exubérant chanteur en jeep et des chameaux récalcitrants. Ceux-ci semblent exécuter leur numéro sous un chapiteau à ciel ouvert, avec comme seuls spectateurs leurs hôtes, eux-mêmes prisonniers d’un oasis précaire qu’il serait mal vu de ne pas partager avec ces voyageurs.

Bien que Tulpan ne se réfugie dans aucun autre drame que les espoirs déçus de cette bande de joyeux lurons aux traits sévères, le cinéaste a la bienveillance et un doigté certain pour éviter d’allonger la sauce avec un quelconque recours à des effets carte postale, préférant le cinéma aux bonnes intentions. La caméra, toujours à l’affût, traduit souvent la beauté dans l’inattendu, comme la tignasse mystérieuse de Tulpan – qu’on ne verra qu’à une seule occasion, de dos – ou bien ces plans larges d’un ciel violacé chaud et menaçant, le temps d’un orage électrique saisissant.

Fan de Vigo, Antonioni et Forman, Dvortsevoy a réalisé son premier long métrage de fiction par dépit, épuisé par la recherche de financement par les chaînes de télévision durant ses années de documentariste. Tulpan, on le remarque rapidement, témoigne d’une soif de liberté et d’authenticité peu communes. Le film dégage surtout une énergie et une forme de gratitude envers la spontanéité de ses sujets, jusqu’à montrer leurs travers avec compassion et se permettre de tourner en ridicule l’image de l’exilé rural retournant parmi les siens avec l’attitude du civilisé triomphant.

Disposant de certains privilèges propres aux documentaristes comme la durée du tournage (une année complète), le cinéaste a pu de cette façon compléter la scène clé de la naissance d’une brebis après plusieurs semaines passées à étudier la réaction des femelles engrossées face aux humains durant pareille situation, tout comme une autre scène impliquant la mort d’un agneau. Dans les deux cas, l’acteur présent n’avait jamais eu à composer avec un tel événement auparavant, mais la préparation, l’intuition et l’exécution de Dvortsevoy a permis de conserver autant de moments oxygénants de cinéma.

© Charles-Stéphane Roy 2009