jeudi 5 février 2009

Critique "Up the Yangtze"


UP THE YANGTZE
de Yung Chang
2008
Paru dans la revue Séquences

L’inondation culturelle

À Amsterdam, Sundance et Thessalonique, les gens ont longuement applaudi Up the Yangtze, 2e documentaire du doué Yung Chang, un Canadien d’origine chinoise ayant opté pour le climat de production du Québec malgré de solides assises new-yorkaises. Les comparaisons flatteuses de cette odyssée dans le ventre de la modernité chinoise avec Gosford Park et Hearts of Darkness réduit quelque peu la portée d’une œuvre au regard sûr et à l’ambition bienvenue dans la nouvelle production documentaire québécoise portée sur le monde.

Si le Nil a ses pyramides et son haut barrage d’Assouan, le Yangzi Jiang (littéralement ‘fleuve bleu’), qui traverse plus de 6 000 km en République populaire de Chine, a désormais son barrage au confluent des Trois Gorges, projet pharaonique s’il en est un. Pris avec un grave problème d’eau potable, 50 millions de Chinois s’en remettent toujours aux ressources du 3e plus grand fleuve du monde pour préserver la culture du blé, du coton et du riz qui fait vivre les régions avoisinantes.

Le projet industriel de ce barrage est devenu à la fois fantasme et objet d’incrédulité dès ses premières ébauches dans les années 1920 – des Canadiens furent d’ailleurs mis à contribution 60 ans plus tard après que les autorités chinoises eurent rejeté les hypothèses pessimistes d’experts américains, jusqu’à sa mise en chantier en 1993 – celui-ci doit prendre fin en 2009.

Le prix de la modernité est devenu toutefois fort élevé pour les populations riveraines, et plusieurs environnementalistes ont décrié l’impact de la crue des eaux, des inondations plus importantes qu’auparavant en raison des séismes fréquents dans la région, mais surtout de l’engloutissement irréversible d’une zone fertile où sont cultivés 40 % des produits agricoles du pays. Au-delà du désastre écologique appréhendé, le problème le plus immédiat demeure l’expropriation des habitants de villages entiers, qui seront détruits par les flots et emporteront avec eux les souvenirs de plusieurs générations, des artéfacts et un véritable bout de pays.
Yung Chang a passé quatre ans à compléter ses recherches suite à un voyage déterminant en 2002 avec sa famille dans cette région, avec l’espoir de rescaper quelques témoignages parmi les 200 millions de Chinois obligés de refaire leur vie au nom d’un progrès qui ne se soucie guère d’eux.

Né au Canada, Chang a bercé l’illusion de retrouver dans leurs existences à l’ancienne l’écho enjolivé du pays de ses parents ; entre deux entrevues, l’objet de sa fascination portera plutôt, à sa grande surprise, sur un bateau de croisière de luxe remontant le Yangzi jusqu’au barrage avec à son bord des touristes étrangers, dont plusieurs Canadiens avides de dépaysement sans vouloir se mêler à la population locale. Si le contraste entre l’entreprise de charme à l’occidentale et le drame se jouant à ciel ouvert frappe d’abord l’imagination, un autre rapport culturel s’impose plus discrètement dans les espaces de service du bateau, où plusieurs des enfants des familles déportées à l’emploi de la compagnie maritime apprennent les politesses d’usage de leur clientèle fortunée et demeurent ainsi un peu plus longtemps captifs d’un corridor naval dans lequel tous les malheurs semblent s’acharner à se déverser.

Alors que la majestuosité du décor de Up the Yangtze appelait naturellement la démesure, le Werner Herzog en soi, Yung Chang n’ira pas jusqu'à tenter de faire escalader la croisière par-dessus le barrage des Trois Gorges, parfaitement conscient que le joyau de son expédition scintille dans ces panoramiques de regards médusés face à une situation dont l’absurdité dépasse l’entendement. Pendant que la caméra de Shi Qing Wang conserve une distance respectueuse de ces paysans dépaysés, au bord des larmes, dans les herbes hautes longeant le fleuve comme dans les cuisines du cirque maritime, des personnages forts émergent rapidement de ce bouillon socio-technologique, dont Jerry Bo Yu Chen, symbole des garçons uniques sans peur ni reproche voulant s’occidentaliser le plus rapidement possible, et les Yu, une des millions de familles subissant les dommages collatéraux du nouvel orgueil hydraulique des autorités chinoises.

Par-delà ses qualités manifestes, Up the Yangtze creuse encore plus la niche qu’est en train de développer la boîte anglophile EyeSteelFilms dans le documentaire («S.P.I.T.», «Chairman George») et le court métrage québécois («The Colony»).

© 2008 Charles-Stéphane Roy