jeudi 5 février 2009

Critique "Honor de cavalleria"


HONOR DE CAVALLERIA
de Albert Serra
2008
Paru dans la revue Séquences

Perdus dans la Mancha numérique

Rarement a-t-on vu œuvre aussi dépouillée et cohérente. Honor de cavalleria, le 1er long métrage radical de l’Espagnol Albert Serra, déconstruit « Don Quichotte de la Manche », œuvre fondatrice de la modernité occidentale, jusqu’à sa substantielle moelle. Si l’empereur de pacotille n’a jamais semblé aussi nu, ce film expérimental parvient à toucher à l’essence même du texte de Cervantès avec un ravissement inouï.

Armé d’une caméra numérique et d’une armée d’une demi-douzaine de valeureux combattants du cinéma d’auteur, Serra s’enfonce avec Quichotte et Sancho Pança dans les plaines catalanes, formant un petit bataillon d’inconnus parti au front à la conquête de pureté divine. À plus d’un égard, Honor de cavalleria ressemble en tout point à l’odyssée chimérique de Don Quichotte et son fidèle Sancho, moulins à vents en moins.

Tourné entièrement en extérieur sans avoir eu recours à aucun décor, le film avance en ronds-points, préférant les arcs aux lignes droites, se permettant toutes les libertés face aux 1 100 pages immortelles de Cervantes. Par son refus de spatialisation, d’abord : on entre dans le film face aux deux chevaliers déjà en proie à leurs chimères, à l’affût d’un signe divin. Lentement, la nuit tombe, et nos bigots de fortune s’agitent toujours, malgré l’immobilisme de leur situation. Qu’à cela ne tienne, on reprendra tout le lendemain, quand bien même la lumière brouillera autant leur route.

Serra fait table rase et maison nette de toutes les versions précédentes de ce monument à la fois archi-connu et rarement fréquenté; jouant sur ce rapport de proximité et de méconnaissance, il aboutit sur une proposition naturaliste au possible, où le civilisé ne fait qu’un avec sa monture et sa foi, comme au temps des Croisades. Curieuse impression que celle d’observer un cinéaste et sa caméra au ras des champs espionner à son tour des personnages dans l’attente d’un appel invisible… Bien que le culot soit sa première marque de commerce, le cinéaste démontre avant tout un talent évident pour capter des silences comme si c’étaient des tirades, transformer l’omniprésent souffle de la tramontane (le vent du Nord de la Catalogne) en grondement d’une armée sur les talons de ses deux tire-pois, sinon d’embrasser un récit historique tourné avec une mini-DV avec l’éloquence d’un David Lean.

Une fois écumées les balises empruntées ici et là à Rossellini, Ozu, Pasolini, Bresson et Sokurov, on s’aperçoit rapidement que le chemin défriché par le cinéaste est d’une virtuose sinuosité, guidé par une vision réformiste : l’égarement devient ici un art, celui de tout faire pour contourner et affronter le plus tard possible la vérité, celle du néant, mais est-ce bien cela dont il s’agit? Car si Sancho le terrien suit à la trace Quichotte le rêveur; pour peu, on croirait voir l’Homme s'égarer dans les pas de Dieu. Encore là, le film se tient habilement entre les épisodes rapportés par Cervantès, et l’évocation de ceux-ci, se faisant à la fois interprétation, adaptation et variation du texte original.

Prenant à contre-pied le film de costumes au verbe respectueux, le cinéaste opte pour le catalan, sa langue maternelle, et des comédiens non professionnels – Lluis Carbo, qui incarne Don Quichotte, est un entraîneur de tennis à la retraite (!) – justement repêchés pour incarner ce que sont véritablement Pancha et Quichotte détroussés de leur aspect symbolique, c’est-à-dire un simple d’esprit buvant les tirades d’un vieil illuminé. Dehors la philo, bonjour la ‘géronto-fratrie’; comme si cette justesse d’observation n’était pas suffisante pour nous embarquer dans cette aventure de quat’sous, Honor de cavalleria marque véritablement des points dans l’affection que se portent les deux personnages un envers l’autre, nourrie à même leur naïveté réciproque. Voilà l’une des rares carottes que nous tend Serra, ces parenthèses dramatiques durant lesquelles on reprend pied à travers ce non-récit, émus face à la tendresse d’un bain partagé dans une rivière ou de la montée d’un talus main dans la main.

S’il aurait été facile de transformer ces chevaliers de paille en Laurel et Hardy catalans, Serra s’interdit toute intrusion psychologisante, ne serait-ce que pour valoriser une amitié hors du commun. Bien qu’il laisse en plan, le dernier acte, dans lequel la foi du duo est mis à l’épreuve par l’intervention – rêvée ou non – de vrais chevaliers et l’éventualité d’une séparation, marque plus l’implosion d’un compagnonnage que la quadrature d’une épopée, quand bien même elle n’existerait que dans l’esprit des personnages et échapperait complètement au spectateur tout au long de la projection.

© 2008 Charles-Stéphane Roy