lundi 2 février 2009

Critique 7915 KM


7915 KM
de Nikolaus Geyrhalter
2009
Paru dans la revue Séquences

Le désert dans le rétroviseur

Au Québec, on a pu découvrir le talent de l’Autrichien Nikolaus Geyrhalter dès 1999 aux Rencontres internationales du documentaire avec Pripyat, requiem en noir et blanc sur la communauté de 15 000 obstinés vivant dans le périmètre interdit de Tchernobyl en dépit de la radioactivité et de l’exode des 45 000 autres habitants de la ville après la catastrophe de 1986. L’an dernier, le Cinéma du Parc programmait le fascinant Our Daily Bread, mi-Koyaanisqatsi, mi-Manufactured Landscape, sur la production industrielle répondant à nos besoins alimentaires, une orgie sérielle de la gloutonnerie qu’engendre le progrès. La méthode Geyrhalter est implacable, sourde à toute manipulation émotive, montrant à voir l’horreur invisible quand la modernité déraille.

7915 KM ne déroge pas à sa stratégie documentaire, alors que l’Autrichien plante son cinémascope HD au milieu du rallye Paris-Dakar – d’où la distance évoquée dans le titre – après le passage des coureurs. Fidèle à ses préoccupations, il partit 16 semaines à la rencontre des bédouins marocains vivant le long d’un parcours apparemment familier chez les téléspectateurs de l’événement depuis 30 ans pour les inviter à témoigner de leur mode de vie et des changements qu’occasionnent pareil événement sur leur territoire.

La plupart d’entre eux subissent sans surprise ce cirque mécanique de loin, comme si l’évolution technologie leur passait en trombe sous le nez pendant quelques heures, qu’ils soient là ou pas. Malgré l’étendue et l’austère beauté des dunes désertiques de la Côte Ouest africaine, d’autres déplorent les ravages causés par le défilé turbo sans égard pour ceux qui continueront de vivre là bien après leur passage.

Si le genre documentaire commence là où le reportage télévisé se termine, 7915 KM suit l’adage à la lettre. Les décors relayés en arrière-plan de la couverture du Paris-Dakar prennent soudainement vie et nous renvoient des images inédites imperceptibles durant la course. Car en un peu moins de 8 000 kilomètres dans une région aussi distincte et indomptable que celle du bassin pansahélien vivent quantité de tribus et nomades aux riches cultures ancestrale, une réalité complètement soustraite du spectacle de sable et de bourrasques que nous ont habitué les télés internationales.

Deux des séquences les plus stupéfiantes montrent un groupe de cavaliers hisser leurs bêtes sur les wagons d’un train pour les emmener dans leur nouveau pâturage, puis des gardes frontières au milieu de la République saharienne enfiler les clopes bien peinards sur leur jeep armée jusqu’aux dents, épiés depuis des dizaines d’années par les représentants des Nations unies à quelques mètres de là, parce que les délimitations territoriales n’ont pas été clairement cadastrées suite au départ des colons espagnoles.

Pendant qu’on se demande qui surveille qui, l’insistance de la caméra de Geyrhalter sur cette chasse gardée au milieu de nulle part suggère que les coureur du Paris-Dakar n’ont aucune idée des implications liées au sol qu’il foulent, à l’instar de toutes les manifestations sportives tenues en lieux troubles, du combat Ali-Forman dans le Zaïre de Mobutu aux Jeux de l’Allemagne nazie en 1936 jusqu’aux Olympiades de Pékin l’été dernier.

Mais le rallye en tant que tel n’intéresse pas le cinéaste; le film s’en détache progressivement pour plonger dans un réquisitoire sur un nouveau type de colonialisme, la post-occupation spontanée, suggérant que le désert, tout comme le sommet de l’Everest, n’est plus qu’un obstacle divertissant pour le conquérant occidental. L’autre réalité apparente soulevée par le film, c’est que le droit que se donnent les Européens de rendre élastiques les frontières d’anciennes colonies ne sera jamais réciproque pour les Africains ; le meilleur des mondes n’est-il pas d’assurer son expansion idéologique et marchande sans avoir à ouvrir les vannes de l’immigration ?

La finale troublante à souhait de 7915 KM – presque empruntée à Harun Farocki – illustre bien ce paradoxe, tandis que des Africains partis incidemment de Dakar, le point d’arrivée de la course, tentent de faire fi à leur tour des limites territoriales en mettant le cap sur l’Espagne à l’aide d’embarcations illégales, pendant qu’un avion appartenant à un programme européen anti-immigration équipé d’une technologie de pointe, parvient à repérer les embarcations fugitives grâce à un téléobjectif haute définition survolant la mer.

Comme dans ses films précédents, le cinéaste manifeste à nouveau le rare talent de mettre en perspective une somme de témoignages fragmentaires pour en arriver à un constat macrocosmique par une vision cinématographique soufflante de maîtrise formelle, le plus souvent – comme dans le dernier droit – avec des images d’une amplitude visuelle et morale vertigineuse.

© 2009 Charles-Stéphane Roy