lundi 16 mars 2009

Critique "The Times of Harvey Milk"


THE TIMES OF HARVEY MILK
de Rob Epstein
1984
Paru dans la revue Séquences

Le gay pouvoir

La sortie du biopic que parvint à réaliser Gus van Sant sur le militant gay Harvey Milk après une vingtaine d’années d’efforts a fait redécouvrir un personnage plus grand que nature 30 ans après son assassinat. Pour tous les éloges dûment mérités que cette fiction obtient aujourd’hui, on ne doit pas oublier pour autant le travail de défrichage qu’a constitué The Times of Harvey Milk, l’illustre documentaire que Rob Epstein réalisa il y a 25 ans, moins de cinq années après la brutale disparition du premier élu américain ouvertement gay.

Considéré comme l’un des documentaires les plus importants des années 1980 avec The Thin Blue Line, Stop Making Sense et Roger & Me, The Times of Harvey Milk a tout de la biographie chronologique classique parsemée de témoignages de proches captés a posteriori. Si le film fonctionne aussi facilement – tout comme son successeur de 2008 – c’est en grande partie grâce au destin et au charisme du principal concerné, sorte de Norma Rae de la frange homosexuelle, doublé d’une figure de martyr à l’humour intelligent, au ton posé et au sens de la justice toutes couleurs unies.

Il demeure aussi terrifiant de se rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, les forces de la droite politique de la première nation du monde libre prenaient toutes les dispositions nécessaires pour stigmatiser les homosexuels des sphères d’influence, de l’éducation à l’exercice du pouvoir. Milk, comme son tombeur Dan White, sont les archétypes d’une époque flamboyante où le podium n’était jamais loin du bûcher.

Epstein, qui s’est fait connaître avec The Celluloid Closet 15 ans plus tard, manifeste une retenue considérable pour évoquer une période explosive, à l’instar de la narration de l’inimitable Harvey Fierstein (Torch Song Trilogy), empreinte d’une sobriété presque funéraire, conférant à l’ascension de Milk des airs d’homélie.

Lui-même conscient de son probable assassinat, Milk avait enregistré des ‘confessions’ sur bande audio, mettant à nu ses ambitions, sa lucidité face à ses contemporains et sa dure bataille contre l’hostilité de la majorité sexuelle. Avec le recul, il semble aujourd’hui impossible de séparer l’homme de sa quête, du San Francisco des années disco, de la Californie de la Proposition 6 (qui interdisait aux gays d’enseigner dans les écoles publiques) et des débuts de la politisation du mouvement homosexuel aux Etats-Unis. Le timing de Milk a aussi à voir sur son destin que sa personnalité ou sa propension à saisir les opportunités médiatiques, car au-delà de son orientation sexuelle, Milk reste un orateur hors pair, un rassembleur charismatique doublé d’un stratège futé et d’un indécrottable optimiste.

S’il utilisera son influence pour faire valoir le poids économique des gays, Milk en fera de même pour défendre les droits de la personne comme les revendications des minorités économiques, et à cet égard les films d’Epstein et van Sant en viennent à se compléter afin d’enrichir le portrait d’une figure de la marge répondant malgré tout à l’archétype américain du militant voué à la cause de l’homme de la rue. Alors que The Times of Harvey Milk ne met jamais en question les moyens employés par le Maire de Castro Street pour saisir au passage le pouvoir en dehors de ses stricts desseins politiques, Milk nuance certaines envolées de l’orateur, qui demande à ses fidèles de sortir du placard partout où ils vont alors qu’il a lui-même longtemps conservé son intimité à l’abri du jugement des masses.

Bien que le documentaire d’Epstein fasse la part belle aux archives et aux images d’époque, van Sant a poursuiit son dégraissage du biopic moderne en mettant plutôt de l’avant le véritable travail de séduction auquel Milk a dû se plier pour se rendre crédible à la fois face aux retraités, aux syndiqués, à la plupart des élus de sa municipalité, aux Noirs, aux Latinos et aux hippies comme, d’une certaine façon, à ses détracteurs.

D’autre part, la sortie du film d’Epstein survenue deux ans avant que Dan White, le meurtrier de Milk et du maire George Moscone, soit relâché de prison et n’exécute son suicide, n’a pas permis de boucler la boucle sur ce personnage paradoxal, que van Sant et son scénariste Lance Dustin Black vont jusqu’à soupçonner ouvertement dans leur fiction la probable homosexualité du collègue de Milk en dépit de sa morale conservatrice et de ses prises de position publiques contre l’indécence de la parade de la fierté gay.

On pourra bouder le film à cause de son inclinaison à laisser les opinions des proches du sujet à propos du procès de White prendre le dessus sur l’objectivité que pareille sentence appelait, mais au risque de manquer une véritable leçon d’histoire et de politique américaines, doublée du portrait mécanique mais consciencieux d’un homme simple, au train-train quasi banal, mais dont les injustices de son époque le convaincront de consacrer sa vie à l’inclusion et à monter au front.

© Charles-Stéphane Roy 2009