lundi 16 mars 2009

Critique "La frontière de l’aube"


LA FRONTIÈRE DE L'AUBE
de Philippe Garrel
2008
Paru dans la revue Séquences

1968-2008 : le cimetière des amours affranchis

16 longs métrages après ses débuts, Philippe Garrel a accédé à la compétition du Festival de Cannes l’an dernier avec La frontière de l’aube, lui, pourtant un régulier à la Mostra de Venise depuis sa consécration avec J’entends plus la guitare en 1990. L’éternel soixante-huitard se la joue toujours rétro et spectral; comment faire autrement si la vie n’est qu’un vieux film au grichage rassurant?

À quelques détails près, La frontière de l’aube se lève là où Les amants réguliers s’assoupissait. On reprend le même acteur principal (Louis Garrel, fils du cinéaste, dont le personnage se nomme à nouveau François), le même noir et blanc vintage gracieuseté du vétéran William Lubtchansky, puis la même horde de bohèmes parisiens épris d’absolu et ça donne une fausse suite complètement raccord, l’objectif dans le rétroviseur, ressuscitant le fantôme du Docteur Mabuse de Lang et la poésie des films de Jean Cocteau.

Mais tandis ses amants réguliers se parfumaient à la naphtaline et aux lacrymogènes des soulèvements de mai 1968, son nouveau film se déroule fenêtres ouvertes et respire la récréation. L’histoire, vieille comme l’amour, précipite une star éprise d’elle-même à s’enlever la vie quand sa passion pour un éphèbe photographe s’éteint par orgueil. Le ragazzo aura beau tenter d’étouffer le souvenir de la défunte dans les bras d’une fille d’illustre famille, le fantôme de sa liberté ne l’empêche pas moins d’envisager la mort pour retrouver sa flamme.

Inspiré par la nouvelle « Spirite » de Théophile Gautier, Garrel décline une fois de plus ce qui anime tout son cinéma : l’absolu comme unique repère moral, le jusqu’au-boutisme des émotions et des convictions, le fétichisme du plan, la mort des illusions. Les personnages sont voués au malheur, à la déception, et le monde idéalisé qu’ils connaissent – sans âge, monochrome, consciemment déluré – est condamné à péril à son tour avec eux.

Après nous, le déluge : le progrès social, matériel et passionnel demeurent pour Garrel d’effrayantes utopies, et le statu quo, une impasse inévitable. Reste le refuge du monde immatériel, où se vautre Carole, et sa damnation toute romantique, ô combien plus séduisante que l’asservissement de la vieillesse et du devoir de l’espèce, ou, pire encore, du « bonheur bourgeois », comme le fait remarquer à François son meilleur ami à la veille d’unir sa vie à celle de la sage Eve, le reflet inverse de Carole.

Nouvellement venu dans l’univers de Garrel, le producteur Edouard Weil (Quand j’étais chanteur, deux des récents Olivier Assayas) n’a pas tenté de faire fléchir la manière Garrel vers de nouveaux horizons, même si l’humour est plus présent qu’à l’accoutumée, presque auto-dérisoire, ce qui n’empêchent pas les références aux camps nazis, à la « révolution sans une goutte de sang » et aux antisémites de jaillir un peu partout dans le film comme de stridentes apparitions incontrôlables durant une romance lovée jusque là dans le feutre et l’orfèvrerie. Car malgré lui, tout ce qui entoure François, être plutôt mou et nonchalant, est politique; mais comme Carole, il ne veut pas choisir, et encore moins se laisser imposer un amour naissant ou qui s’essouffle. Dans cette optique, le « m’aimeras-tu toujours, même si je deviens folle? » du début n’est pas, pour une fois, à prendre à la légère; il est prémonitoire d’un appel de l’éternité et des souffrances du désir fusionnel dissous dans le quotidien et la jalousie.

Revenant contrecarrer les plans de Garrel pour la première fois en trente ans – il était du générique de L’enfant secret en 1979 – le violon de Didier Lockwood résonne à nouveau dans La frontière de l’aube tel un contrepoint sur l’ambiance générale du film, détournant l’oreille à la veille d’une tragédie qu’elle ne saurait laisser effectivement présager. À une image atechnologique de la réalité courante, Garrel oppose à son tour une bande son riche en bricolages pré-numériques avec ses sons ambiants pas raccords lors des champ / contre-champ et les craquements amplifiés des moindres planchers, portes, tables et autres accessoires vieillots.

Autobiographique, le film l’est aussi, comme l’indique la scène des électrochocs subis par Carole, rappel de l’internement de Garrel durant le tournage de La cicatrice intérieure, ou encore la présence du fils du cinéaste comme son fantôme et son double à l’écran. Le cinéma de Guy Maddin, autre esprit réincarné d’une autre époque, vient inévitablement à l’esprit, avec son fort coefficient de sublimation d’une vérité si personnelle qu’elle prend rapidement l’allure d’un souvenir de plus en plus éloigné de sa réalité initiale à force de vouloir l’épurer, voire le revivre sans cesse.

© Charles-Stéphane Roy 2009