mardi 29 janvier 2008

Harun Farocki au Goethe-Institut de Montréal

Harun Farocki : l’image et son double
2007
Paru dans la revue Séquences


Proclamé le plus connu des artistes allemands obscurs, Harun Farocki impose depuis près de 40 ans une réflexion nécessaire sur le rôle et l’interprétation de toutes les images, des archives aux photos en passant par les films industriels, la peinture et les simulations numériques.


Le Goethe-Institut de Montréal consacrait cet automne une importante et trop rare incursion dans son œuvre où s’interpellent plus de 90 films et collaborations, avec le concours de la Galerie Leonard and Bina Ellen de l’Université Concordia, qui accueillait six installations filmiques regroupées sous le thème « One Image Doesn’t Take the Place of the Previous One ».


Au cœur de cet important travail de défrichage des images contre l’oubli et la dénaturalisation de leur réalité initiale s’imposent d’emblée la représentation du monde à travers les méthodes de reproduction et la mise en contexte de leur fabrication. La démarche est loin d’être banale, bien au contraire, surtout depuis la prolifération et la mise en circulation d’œuvres numériques conçues par la masse, véritable repolarisation des discours officiels.


D’origine tchèque, Farocki enseigne dans plusieurs universités allemandes à la fin des années 1960 avant de devenir éditeur de la revue munichoise Filmkritik et de concevoir des vidéos d’essai sociopolitiques sur le rôle de la technologie dans notre compréhension du monde moderne. Prolifique, Farocki alterne ses interventions devant et derrière la caméra, tantôt acteur chez Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (Rapports de classes), puis producteur du cinéaste Aysun Bademsoy ou, récemment, scénariste chez Christian Petzold (Yella, Gespenster, Toter Mann), tout en s’intéressant aux mythe de l’histoire du cinéma (Peter Lorre, acteur maudit en 1984).


Images du monde et inscriptions de la guerre l’établit sur la scène internationale – près de 20 ans après ses débuts ! – comme un des principaux (sinon l’unique) « artiste-archéologue », dont le travail s’inscrit autant dans l’art contemporain que la littérature génétique ou le cinéma théorique tel que le pratique déjà Jean-Luc Godard, l’une de ses influences les plus évidentes. Si Farocki pense l’image comme témoin à la fois d’une réalité, des limites de sa production et de sa signification inscrite dans un contexte donné, la guerre embrasse à elle seule les enjeux pivots de l’œuvre de l’artiste, soit la reproduction, l’information, la politique et la mise à plat des détails.


La démarche de Farocki embrasse au fil des années des sujets en apparence dispersés tels que le travail manuel, la prison, la surveillance, les natures mortes, l’architecture des centres d’achats et même le capital de risque. Plus encore que Chris Marker, l’artiste allemand instaure une sémiologie de l’image par des moyens exclusivement cinématographiques, du moins dans la partie de son œuvre conçue pour le cinéma et la télévision. Farocki n’est pas un théoricien à proprement dit ou un conceptualiste à tout écrin, mais plutôt un essayiste passé maître dans l’art de l’observation et la mise à plat d’un riche panorama d’hypothèses de tout horizons, géographique, physique, historique, populaire, etc.


Dans les cercles cinéphiles, l’Allemand fait partie de ces faux documentaristes difficilement classifiables, par lesquels le réel n’est que le point de départ (et parfois d’arrivée) d’échanges parfois déconcertants entre un geste et son existence même. Au pinacle de son empathie envers le public, Farocki peut alterner, la main sur le cœur, des fragments d’archives, quelques simulations primaires par ordinateur, peut-être même une entrevue ; d’autres fois, il ne dialogue que par la succession d’images et de commentaires en intertitres. On est loin de Michael Moore ou du cinéma-vérité !


Pour arriver à ses fins, malgré des besoins de production plutôt rudimentaires (le temps de recherche demeure son principal atout), Farocki tourne également pour la télévision quelques segments intégrés à des émissions culturelles (dont certains épisodes de la version allemande de la série jeunesse Sesame Street) entre deux essais rigoristes. Qu’importe le champ de pratique, le cinéaste estime malgré tout plusieurs de ses collaborations destinées au petit écran, qui l’ont forcé à privilégier les observations essentielles sur l’échafaudage de critiques ou la hiérarchisation des œuvres et des arts, inspiré des préceptes de son compatriote Walter Benjamin, qui considérait chaque reproduction comme authentique et autonome face à l’original, dorénavant libérée du geste de création initial. Farocki précise toutefois cette idée dans une perspective fortement politisée, postulant que la guerre a capitalisé sur l’industrialisation en tant que nouvel eugénisme des formes et des expressions.


QUELQUES ŒUVRES CAPITALES

Vidéogrammes du monde et inscriptions de la guerre (1988) : La photo d’une femme dans un camp d’Auschwitz et une prise de vue aérienne de ce camp inspirent Farocki à décrypter l’histoire non-officielle de la Seconde guerre mondiale par des documents d’archives. Il témoigne de ce qui a été retenu et ignoré, utilisé par les Nazis et rejeté par les Alliés, tout en forgeant une dialectique entre la conception et la destruction, l’isolement d’une réalité (une photo) et sa relation avec un corpus (d’une même guerre, par exemple) pour concevoir plusieurs Histoires possibles. Farocki part de cet entrecroisement pour évoquer à la fois l’histoire de la topographie, de la photogrammétrie et du camouflage aérien, sophistications techniques et extensions de l’ambition nazie à réécrire la réalité à son image. À cela se superposent des vidéos d’un canal artificiel à Hanovre simulant l’effet de ressac pour étudier le mouvement de l’eau et les premières photos d’identité de femmes algériennes sans voiles dans les années 1960. La photographie ne croque plus du réel, elle le répertorie pour mieux que l’humain puisse le reproduire à nouveau.


La sortie de l’usine (1995) : Farocki fait référence ici à La sortie des Usines Lumière à Lyon (1895) des frères Lumière, un des premiers films de l’histoire à avoir été projeté en public, pour aborder les liens entre l’illustration publique et privée. Conçu comme un simple exercice de profondeur de champ, le bout d’essai des Lumières laisse apparaître des ouvriers au moment où ils redeviennent des citoyens, en mettant le pied dans la rue. De masse volontaire, le corps ouvrier s’éparpille et les individualités ressurgissent. Le cinéaste met en exergue des pellicules sur les sorties et entrées de prison et les grèves à partir de sources diverses (films de propagande et vidéos institutionnelles avec des extraits des longs métrages The Killers de Robert Siodmak, Desertir de Vsevolod Pudovkin, Clash by Night de Fritz Lang); à la lumière de ces œuvres apparemment passives se trament peut-être les premiers ancêtres des vidéo de surveillance…


Nature morte (1997) : La reproduction d’objets inanimés, de la nature morte picturale aux objets photographiés à des fins publicitaires, est au cœur de ce documentaire produit pour la télévision. Le potentiel figuratif d’un objet témoigne, selon Farocki, du caractère de celui qui en exécute la reproduction, plus que du « sujet » en tant que tel. L’artiste allemand met côte à côte quelques peintures de la grande période de la nature morte flamande du 17e siècle préfigurant les débuts de l’encyclopédisme, avec la session photo de pubs de bière, de fromage et de montres-bracelets de luxe pour questionner notre fétichisme envers ceux-ci, la fonction que nous leur attribuons (ou dénaturons à l’occasion), leur rapport sacré ou profane au monde en action et leur possible hiérarchie.


Rien sans risque (2004) : Peut-être l’un des films les plus conventionnels de Farocki, cette vidéo de facture documentaire observe presque passivement deux séances de négociations à huis clos entre les représentants d’un entrepreneur et un groupe de capitaux à risques sur un investissement de 750 000 euros. Le langage illustre autant les forces du marché que les leviers de persuasion d’une discussion où l’hypothétique devient tangible, la pression du risque évoluant tour à tour entre les demandeurs et les banquiers. Entremêlé de vidéos de démonstration de l’invention des demandeurs, le film expose la difficulté de quantifier et de calculer, donc de soutenir, l’innovation, industrielle ou non.


Répit (2007) : Farocki participe à un projet inusité, un triptyque intitulé Mémoires, qui est en fait une commande du Festival de Jeonju dans le cadre de son Projet numérique annuel démarré en 2001. Inséré entre les fictions Correspondances de Eugène Green et Les chasseurs de lapin de Pedro Costa, Répit s’attarde en 40 minutes et plusieurs clichés à l’étonnant quotidien du camp de concentration de Westerbork, un point de transition néerlandais des déportés en route vers Bergen-Belsen et Auschwitz. À l’image de Vidéogrammes du monde et inscriptions de la guerre, Farocki s’interroge sur la volonté des Nazi à instiguer le Juif-Allemand Rudolf Breslauer à filmer en 16mm la vie à l’intérieur de l’enfer. On y voit les prisonniers troquer le travail pour les planches et sourire à l’occasion. À l’aide d’un seul commentaire inscrit à l’écran entre deux photogrammes, le cinéaste émet des hypothèses sur les raisons qui ont permis que de tels moments se produisent pendant pareille boucherie, et pourquoi ces rares images d’un relatif bonheur n’ont-elles jamais émergées dans l’œil public, habitué aux mines mornes et aux corps empilés. Le cinéaste avance que le refus des plans rapprochés et l’exécution hors-contexte renvoient une image faussement positive d’une réalité meurtrière.


© 2008 Charles-Stéphane Roy