de Otar Iosseliani
2007
Paru dans la revue Séquences
La (vraie) vie après le pouvoir
Fabuliste d’un autre temps, le cinéaste d’origine géorgienne Otar Iosseliani cultive sa production avec parcimonie. Six ans se sont écoulés depuis Lundi matin, qui le remit sur la carte festivalière après avoir filmé ses contes buissonniers en France sans faire de bruit. Retour à la normale avec Jardins en automne, film sur la fuite heureuse d’un prince redevenu roturier.
Il y a chez Iosseliani un mélange fort attachant de pamphlétaire revendiquant l’apéro et les copains au lieu de ruminer ses idéaux collectifs; le bonhomme est resté attaché sans gêne ni ringardise aux revendications post-soixante-huitardes. L’aplanissement des classes sociales est au cœur de ces Jardins en automne légèrement jaunis, qui doivent autant à la période française de Buñuel, tout en ‘bourgeoiseries’ caustiques, qu’aux insolents détours catastrophiques qu’a fait subir Flaubert à « Bouvard et Pécuchet ».
Plus proche d’esprit du théâtre que de la fiction réaliste, Iosseliani entrave la chute politique de son personnage principal avec des digressions comme autant de libertés prises même avec le film comme entité continue et cohérente. La scène d’ouverture, prologue échevelé où des vieux s’arrachent un cercueil malgré la disparité de leurs acabits, donne le ton à ce qui va suivre, une farce sérieuse soustraite aux modes. Tout en décalages – même certaines répliques sont livrées avec une synchronisation approximative, Jardins en automne dresse dans une ambiance baba-cool un constat pessimiste de la société organisée, où les maîtres ne valent pas mieux que leurs valets, sans pitié pour ses immigrants et, peut-être de manière plus flagrante, où la jeunesse et la classe moyenne n’ont plus droit de cité, quasiment inexistants de cette histoire pourtant inclusive. 45 ans après ses débuts avec Avril, Iosseliani entre dans un âge des ténèbres tout aussi discutable que son contemporain Denys Arcand, l’humour fin en plus.
Dès le générique initial, Jardins en automne étonne par son casting et son rythme. L’écrivain et compositeur Séverin Blanchet, inconnu au bataillon des écrans français, livre une performance ahurissante de bonhomie dans le rôle principal de Vincent, le ministre démissionnaire d’un régime français en guerre contre ses contribuables, qui deviendra bohème-philosophe en retournant simplement sa veste. Dépossédé de sa fortune et largué par sa maîtresse en moins de deux, Vincent retrouve dans le bon vin et les anciennes connaissances une loubardise ravigotante.
Théodière, son successeur à l’Élysée, s’entoure de son côté de bureaucrates et remanie tout le bureau de Vincent pour y installer sa suite et son léopard, symbole de sa nouvelle puissance. Dehors, une nouvelle colère gronde et ce n’est qu’une question de temps avant que Théodière ne soit évincé à son tour du pouvoir.
Entre deux pinards, Vincent se régale de sa nouvelle vie, fraie avec des locataires clandestins, fait du patin à roues alignées, rend visite à sa vieille mère gâteuse, pianote et vivote d’un plumard parfumé à l’autre. Autant, sinon plus souvent qu’autrefois, le monde tourne autour de Vincent, qui ne s’encombre désormais que de mélodies et d’amitiés.
Si peut douter de l’acuité du message de Iosseliani, il est clair qu’ils sont rares ceux qui filment encore la réalité de leur génération de cette manière, hormis peut-être Manoel de Oliveira. La douceur des plans et les chorégraphies essoufflées conservent ce charme archaïque absent des considérations des jeunes cinéastes, vendus à un réel tout en antagonismes. Ici, même les rivaux sont cordiaux et s’offrent à boire. Hors du tralala urbain et des orgueils fatalistes, le cinéaste sublime les malheurs de sa galerie par d’inattendus remèdes, élevant au passage le cabotinage au rang d’art. Comment pourrait-il en être autrement avec un auteur qui, devant composer avec l’absence de sa comédienne-mamie fétiche, propose à Michel Piccoli de revêtir chignon et jupon, et jouer à peine maquillé la vieille mère de Vincent?
Au-delà de ses expiations comiques, le vagabondage lascif du politicien déchu est à la fois une revanche sur l’ordre et les iniquités établies, et un dernier appel en faveur du hasard, de l’ouverture sur son prochain. Au premier coup d’œil, Iosseliani instaure plus que tout autre cinéaste une dynamique entre les êtres et les objets, qui révèlent leur classe sociale, leur goût, leur désir de possession. Des animaux aux statues, des guitares aux motos, on se transmet ces témoins silencieux qui, en nombre grandissant, enjambent nos rapports les uns aux autres. Encore ici, le discours accuse l’âge du cinéaste, mais l’entrain de l’ensemble, en ces temps de nihilisme et d’incertitude dans le cinéma européen, confère presque au film une modernité perdue.
© 2008 Charles-Stéphane Roy