Sizwe Banzi est mortde Peter Brook
2007Paru dans la revue Séquences
Peter Brook : la vie est une scène sans planches
Le retour de Peter Brook à Montréal fut l’un des principaux événements du calendrier théâtral ce printemps. Durant quatre soir à l’Usine C, le légendaire metteur en scène britannique est venu prodiguer une nouvelle leçon sur le regard, le geste et le texte en adaptant la pièce « Sizwe Banzi est mort » des Sud-Africains Athol Fugard, John Kani et Winston Ntshona. L’occasion constituait une excuse trop évidente pour visiter l’héritage du grand Brook après 60 ans passés à redéfinir notre rapport au jeu et l’espace vide, comme le rappelle le titre de son essai de 1968 (et documentaire du même nom), pierre d’assise d’une méthode aux évolutions déconcertantes. « La tradition en soi, en ces temps de dogmatisme et de révolutions fanatiques, reste une force révolutionnaire qu’on se doit de préserver », a toujours cru celui qui n’a pas hésité à rappeler à l’Occident que l’art de raconter vient également des textes anciens, ceux de George Ivanovitch Gurdjieff ou des dizaines de poèmes sanskrits du « Mahabharata ».
À l’opposé de son compatriote Kenneth Branagh, Brook n’assaisonne pas les classiques à la sauce du jour dans l’attente du consensus des palais, il revigore plutôt le moderne à l’essence même des classiques. Avec clairvoyance et précision, l’auteur anglais ne prêche à aucune chapelle, n’hésite pas à se contredire avec l’âge, privilégie la vérité des mots sur l’autorité des connaissances. Et pourtant, c’est cette simplicité même dans l’approche des monuments qui a souvent condamné sa propre contribution et forgé sa réputation de créateur rigoriste peu réjouissant. Erreur. Ne serait-ce que pour sa contribution au cinéma (10 réalisations à peine, parfois quelques montages et de rares apparitions), Brook, comme Orson Welles ou Peter Greenaway, est devenu un cap qui, jusqu’à la fin des années 1970, fut considéré comme un mont, un mythe vivant, une école en soi.
LE 20E SIÈCLE SELON BROOK
Né en 1925, Brook a traversé nombre de courants et théories sur l’Art théâtral. Il ne faut pas oublier qu’il débute au moment où le surréalisme suffoque, que Antonin Artaud déploie son « théâtre de la cruauté » – duquel le Britannique accusa réception de la dimension de transe – et que l’existentialisme approche de son zénith. Contemporain de Alan Ayckbourn (« Intimate Exchanges » et « Private Fears in Public Places », adaptés au cinéma par Alain Resnais sous les titres Smoking/No Smoking et Coeurs), il verra Harold Pinter éclore et marquer les années 1960.
Brook, inspiré entre temps du choc des idées de Jerzy Grotowski, Bertolt Brecht et Vsevolod Meyerhold, s’inspire de disciplines connexes comme la danse, l’art vocal, le cirque, le cabaret et la représentation à la japonaise lorsqu’il tourne The Beggar's Opera (1963) avec Laurence Olivier et surtout Lord of the Flies, 10 ans plus tard. La presse et les universitaires salueront rapidement sa compréhension des personnages du roman de William Golding sur une trentaine de gamins livrés à eux-mêmes sur une île suite à l’écrasement de leur avion, qui meubla sa direction naturaliste et behaviouriste des acteurs.
Déjà, quatre ans plus tard, Marat/Sade, ou « The Persecution and Assassination of Jean-Paul Marat as Performed by the Inmates of the Asylum of Charenton Under the Direction of the Marquis de Sade », d’après la pièce de Peter Weiss, confirme la voie à suivre, dans le discours – sur les relations entre le groupe et le pouvoir, le sacral et le brutal – comme la méthode, véritable guerre entre le confinement (presque insupportable) des acteurs, l’inclusion du spectateur dans l’espace de jeu et la mise en abîme. Comme si ce n’était pas assez, le film donne à Glenda Jackson sa première chance, montra un Patrick Magee plus inquiétant encore que dans A Clockwork Orange et offrit une des finales les plus stupéfiantes du cinéma britannique.
Son King Lear (1971), plus comprimé mais non moins abouti, témoigne de son passage au Royal Shakespeare Theatre et annonce à la fois son exil parisien pour fonder le Centre international de recherche théâtrale, où il mettra à exécution les théories de son essai « The Empty Space » sur le ‘théâtre immédiat’, l’inclusion des éléments extra-diégétiques d’une production et, ironiquement, sa hantise des formules.
Renouant ponctuellement avec les planches, Brook franchit huit ans plus tard le Rubicon du mysticisme avec Meetings with Remarkable Men, son adaptation d’un pan de l’autobiographie de G. I. Gurdjieff et ses expériences métaphysiques. Bien que lourdement sentencieux, le film présente un casting bigarré où fraient un Terence Stamp peu consentant, des prêcheurs et des danseurs. Cet ordre des choses prépare déjà la table pour The Mahabharata (1989), généralement considéré comme le pinacle de son art, un colossal film-somme où Brook parvient à entrelacer les multiples récits de l’anthologie du même nom et astreindre sa mise en scène de neuf heures en une minisérie de 360 minutes, avec le concours des coscénaristes Jean-Claude Carrière et Marie-Hélène Estienne.
Il ouvrit toutes grandes les vannes de ses penchants pour les castings multiethniques, le mysticisme, l’influence du groupe sur le caractère des personnages sous l’œil précieux du directeur photo William Lubtchansky, partenaire de Godard, Rivette, Doillon, Mocky, Garrel et plusieurs autres. Revenu au cinéma en 2002 avec « The Tragedy of Hamlet », le metteur en scène continue à écrire sur le théâtre et se fait filmer par son fils Simon dans le documentaire biographique « Brook by Brook », coproduit par les frères Dardenne la même année. Maintenant âgé de 82 ans, le prolifique créateur concentre ses énergies à l’opéra et la poursuite d’une représentation de proximité avec le public.
LES TOWNSHIPS, L’IDENTITÉ
Le plus naturellement du monde, Brook a retrouvé dans les déboires des personnages de « Sizwe Banzi est mort » – écrit dans les années 1970 – les fondements mêmes du théâtre immédiat qu’il chérit et transforme depuis plus de 30 ans. Nés dans les ghettos et le désespoir, les récits du théâtre sud-africain ont « une nature bien spécifique, ce qui en a émané dans le passé nous touche tout autant aujourd’hui par l’exactitude de sa magnifique dérision, hélas prémonitoire », selon le metteur en scène.
Habib Dembélé et Pitcho Womba Konga, deux acteurs performeurs, incarnent une demi-douzaine de ces hommes noirs avec comme seul costume la couleur de leur peau, identité collective plus forte que la multitude des expériences passées d’un contrôle policier à l’autre. Avec agilité et souplesse, Habib Dembélé vole le show dès sa première réplique, s’adressant directement au public, seul, après entré en douce sur scène comme si le spectacle avait été annulé. Il prendra tantôt les traits de Styles, ouvrier à la chaîne chez Ford ayant troqué sa salopette pour un sarrau de photographe, puis Buntu, un parvenu, et un clochard par la suite. Le ton est léger, les anecdotes fusent, le jeu physique du félin Dembélé est porteur de charme et d’assurance, sentiment qui sera miné par l’arrivée, près de 30 minutes plus tard – la pièce en compte à peine 45 de plus ! – de Pitcho Womba Konga, un roc aux yeux vitreux et aux pieds lourds, incapable de transcender sa condition, qui le force à quitter son patelin et dérober la carte d’identité d’un cadavre traînant dans la rue pour pouvoir travailler.
Entre deux airs de jazz cool, les deux comédiens enchaînent les situations, les tons et les intentions au milieu d’un lieu étrange, une scène complètement dépossédée de ses coulisses et de ses murs, relevée de rideaux sur les murs, de matériel d’usine ici et là et de quelques accessoires domestiques. La mise en abîme entre le jeu, l’incarnation et l’acte de voir est totale, offrant tout le champ possible aux dialogues limpides et lapidaires des trois auteurs, traduits ici par Marie-Hélène Estienne, fidèle assistante de Brook et de son CICT depuis 1977.
C’est précisément dans ce contraste entre cette dépossession spatiale et matérielle en regard avec le minimum de moyens employés par les comédiens pour passer d’un personnage à l’autre que le texte prend tout son sens, que l’humour devient malaise à mesure que la distance entre le malheur et nous s’estompe. Plus que jamais ici, le théâtre demeure pour Brook un laboratoire où de nouvelles relations physiques naissent entre l’énergie, le mouvement et les interactions entre les comédiens. Même le texte, soustrait de réel climax, offre toute la place au spectateur, non plus strict témoin, car engagé dans une représentation de son propre monde, sa propre cruauté et des repères vitaux que lui procurent la foi en son identité.
© 2007 Charles-Stéphane Roy