mercredi 7 janvier 2009

Critique "Naissance des pieuvres"


NAISSANCE DES PIEUVRES
de Céline Sciamma
Paru dans la revue Séquences
2008

Hallali pour haliades

Naissance des pieuvres; avec un pareil titre, difficile de croire qu’un film puisse être banal; au pire, prétentieux. Mi Sofia Coppola, mi Esther Williams, le premier long métrage de Céline Sciamma, une scénariste de 27 ans poussée vers la réalisation sous l’impulsion de Xavier Beauvois, l’un des jurés ayant dévoré le scénario de son projet à la Fémis, éclabousse pourtant juste ce qu’il faut le cinéma français au féminin.

Avec trois nominations aux Césars, une sélection à la section Un Certain Regard de Cannes l’an dernier et le Prix Louis Delluc 2007, on pourrait croire aussi que Naissance des pieuvres a tout du premier pas assuré ou du pavé conquérant. Il n’en est rien. On ne connaît pas Céline Sciamma, mais à la lumière de son départ, on la devine pourvue d’une timidité bien domptée, doublée d’un charme maladroit et d’une vision nette de ses envies, tous des traits affublant son trio d’héroïnes, des Sylphides la dégaine entre deux âges, portées par leurs désirs et ramenées sur Terre par le poids d’une puberté incontrôlable. Oui, Naissance des pieuvres est une pure bluette adolescente aérienne, dans la lignée même de Virgin Suicides, Innocence ou, par extension, de Picnic at Hanging Rock, mais capable de se tenir toute seule quand même.

La piscine d’une banlieue anonyme était l’endroit tout indiqué pour faire émerger Marie, Floriane et Anne, une garçonne indécise, une Lolita insouciante et une boulotte déterminée le temps d’un été passé autour de l’équipe de nage synchronisée, qui attire les foules et nourrit l’imagination des fillettes. Ce sport inclassable, qui allie l’endurance, la grâce et une concentration chorale, a le propre, comme le patinage artistique, de faire basculer les jeunes filles en fleur de l’autre côté de l’enfance; le maquillage, le sourire imperturbable et le clinquant des costumes contribuant à faire d’elles, le temps d’une chorégraphie, des geishas en maillot de bain suscitant à la fois l’admiration et un troublant idéal de perfection pansexuelle.

Entre le vestiaire, la piscine et les premiers partys mixtes, Marie, Anne et Floriane se croisent et profitent l’une et l’autre, des fois même avec leur consentement, pour explorer leurs désirs. Marie ne sait pas si elle aime Anne, qui flirte avec François, que désire Floriane. Chacune d’entre elles possède des qualités, des talents dont elles n’hésitent pas à tirer profit, quitte à vivre le rejet ou rejeter elles-mêmes leurs acquis les plus précieux. Pour leur plus grand bénéfice, aucun adulte n’entrave leurs plans, la cinéaste les tenant volontairement à l’écart, ce qui les confronte rapidement à leur propre morale bourgeonnante, et leurs limites. La finale, qui n’en est pas une, semble les faire retomber à la case départ, du moins aux yeux de leur cercle d’amis; si tel est le cas, elles comprennent et acceptent maintenant pourquoi elles ne pourraient pas vivre à la place l’une de l’autre.

Dès les premières séquences, on sent la présence méthodique et sensible de Sciamma, dans le casting comme les environnements, du choix des vêtements aux contrastes des décors. Que ce soit dans le cinéma français ou ailleurs, il est rare d’observer pareille capacité de mise en scène, la vraie, celle qui ne se contente pas de choisir des têtes ou de symétriser des cadres, mais aussi bien d’agencer la composition dynamique des plans; celle qui nous étonne par les jeux de perspective des va-et-vient, des sons et des contrastes de couleurs, et même de la distanciation variable avec le spectateur.

On n’en demandait pas tant de la part d’un drame provincial pubertaire, et voilà qu’avec beaucoup de soin et d’acuité, Naissance des pieuvres en fait juste ce qu’il faut, sans épater ni tricher, pour nous hameçonner presque jusqu’au bout de sa traversée, même s’il semble se rendre au final à la rame, avec un relâchement qui étonne plus qu’il ne lasse, vu la constance et le dosage d’un scénario plutôt magnétique jusque là.

Céline Sciamma n’est ni Catherine Breillat, ni Coline Serreau, encore moins Laetitia Masson, et c’est tant mieux. Son cinéma au féminin, même s’il n’a pas encore abordé l’âge de raison, ne revendique rien, sinon la liberté de traiter de la sexualité et de la cruauté comme parties intégrantes de personnages ni victimes, ni incomprises; tout au plus des méduses dont la séduction n’a pas d’âge, prêtes à tout pour nager avec les requins.

© 2008 Charles-Stéphane Roy